Raymond Morel 3802 days ago
"Michel Serres: "Les enseignants sont totalement désorientés"
Par Marie Caroline Missir, publié le 15/11/2013 à 19:29
Le philosophe et académicien Michel Serres analyse les transformations à l'oeuvre dans l'éducation, et éclaire le malaise ressenti par une partie du monde enseignant.
Dans votre livre "Petite Poucette" vous dressez le portrait de l'élève d'aujourd'hui, en soulignant qu'en quarante ans, tous nos repères ont été bouleversés: démographie, sexualité, rapport au monde, famille, langage... Petite Poucette "n'habite plus le même temps, ni le même espace et n'a plus la même tête", écrivez-vous. Quelles conséquences pour l'enseignant?
Nous vivons aujourd'hui sur les questions d'éducation, une transformation gigantesque, et cette transformation s'opère au niveau mondial! La personne qui éduque et la personne éduquée n'est plus la même. Avec les technologies, l'être humain a changé de façon radicale. La naissance, la mort, ne sont plus la même qu'il y a quarante ans, le rapport au monde et au savoir a changé.
Pour l'enseignant, cela bouleverse totalement la donne. J'enseigne aux Etats-Unis: il y a 30 ans quand j'entrais dans mon amphi, je savais que les étudiants ne savaient pas ce que j'allais leur dire. Aujourd'hui, je sais qu'ils ont consulté sur internet le contenu de mon cours. Le rapport entre enseignant et enseigné s'en trouve donc fondamentalement modifié. Le lieu même de transmission du savoir a changé: on ne peut pas prévoir quel sera le visage de l'université demain. L'université est un lieu de concentration: quel type de concentration faudra-t-il inventer demain? Si je prends l'exemple de la Sillicon Valley, d'un point de vue architectural, les Californiens n'ont pas su inventer une université nouvelle.
Face aux bouleversements que vous décrivez, les enseignants n'ont-ils pas tendance à se retrancher dans une forme de repli corporatiste?
Je ne crois pas que le corps enseignant soit plus "crispé" face à ces changements. Je pense que face à ces bouleversements, les enseignants sont totalement désorientés. Lorsque les choses changent, lorsque votre environnement se modifie, vous expérimentez une forme de perte de référence. Il y a un temps d'adaptation et de désorientation, comme quand nous sommes passés, au début du siècle, du cheval à l'automobile. C'est ce que nous sommes en train de vivre aujourd'hui. Les medias subissent d'ailleurs la même transformation avec l'explosion du web. Il y a peu d'emetteurs et beaucoup de récepteurs. Sur le web, il y a autant de récepteurs que d'émetteurs et le changement se situe précisément ici.
Comment expliquer qu'alors que le monde éducatif subit de fortes évolutions, technologiques notamment, il peine à ce point à se réformer?
Ne me demandez pas de conseiller le président de la République! Je crois que dans ce domaine, le vrai changement viendra des initiatives locales, individuelles. Dans sa constitution, le web et les technologies favorisent la constitution d'expérience locale. C'est une nouvelle utopie démocratique.
Ces transformations impactent aussi le champ politique?
Oui. On observe exactement le même mouvement en politique avec la montée de mouvements de protestation locaux, face à un pouvoir central en situation d'émetteur unique et centralisé, sur le modèle de la "Tour Eiffel". La toile favorise en effet cette organisation en réseau qui complète et transforme un modèle centralisé.
Paradoxalement, l'éducation fait partie des institutions qui se transforment le plus vite. Aujourd'hui, un enseignant qui a enseigné depuis 35 ou 45 ans assiste à la victoire des femmes. Mes meilleurs étudiants ont toujours été des étudiantes! Et dans l'Education nationale cette féminisation s'est opérée il y a 30 ans déjà. "
Coffret "Les Temps nouveaux" (inclus Temps des crises et Petite Poucette), éditions du Pommier, novembre 2013.