Lors d'une discussion récente sur l'éducation à l'Académie française ..... Séance solennelle « Les nouveaux défis de l’éducation » Mardi 1er mars 2011

Investi du périlleux honneur de la parole publique, pour la première fois sous cette Coupole
dans mes fonctions de secrétaire perpétuel, je suis heureux de pouvoir m’exprimer sur le sujet
qui me tient le plus à coeur et auquel j’ai consacré l’essentiel de ma carrière : l’École de la
République. Mais au moment de commencer ce discours, je ressens la nécessité d’invoquer
les noms de deux orateurs parmi les plus grands que l’histoire ait connus. Au lendemain de la
Première Guerre mondiale, un éditeur avisé demanda à Georges Clemenceau, dont l’éloge de
l’éloquence n’était plus à faire, d’écrire une biographie de Démosthène, le modèle de l’art
oratoire de la Grèce antique. L’Athénien avait mis son verbe au service de la cité, pour
l’appeler à résister à l’envahisseur macédonien. Il était facile de faire le lien avec la Grande
Guerre. Certes, il avait échoué, mais il restait une référence. Clemenceau était en quelque
sorte un Démosthène qui avait réussi. Relire aujourd’hui ce petit livre est du plus grand
intérêt. Démosthène venait de loin : desservi, dans sa jeunesse, par une difficulté d’élocution,
il l’avait surmontée en s’obligeant à parler avec des cailloux dans la bouche. On a fait mieux
depuis – l’orthophonie en était, si j’ose dire, à ses balbutiements. Devenu un redoutable
maître du verbe politique, il consacra son talent à tenter de mobiliser les Athéniens menacés
par le roi Philippe II. De l’échec même de ce génie rhétorique, dont la division des Grecs était
seule cause, Clemenceau tirait une grande leçon pour tous les temps :
« La vérité, écrivait-il, est que ces hommes qui avaient tant de raisons de serrer les
rangs, de s’unir en vue de se consacrer à l’oeuvre commune des libérations de
l’intelligence, mettaient au-dessus de tout le plaisir de se massacrer. Pour tout dire d’un
mot, ces Hellènes, si finement intellectualisés, n’eurent pas le sentiment de la grande
patrie ».
Ainsi, la Grèce avait la démocratie et elle avait l’intelligence. Pourtant elle était vouée à être
vaincue. Parce qu’elle ignorait les liens qui unissent une nation.
Comparaison n’est pas raison, me direz-vous, car la France d’aujourd’hui n’est pas la France
de Clemenceau, encore moins l’Athènes de Démosthène. Et vous aurez raison. Pourtant, la
leçon demeure, forte, puissante, gênante : il ne suffit pas d’avoir la démocratie ; si les
cohésions morales et politiques sont insuffisantes, la société est condamnée à devenir une
poussière d’individus désemparés.
Le Français est français par volonté, parce qu’il le désire ou parce qu’il l’a choisi. Renan
avait placé cette spécificité au centre de sa célèbre conférence « Qu’est-ce qu’une Nation ? »
prononcée à la Sorbonne en 1882. La France, à ses yeux, se fonde sur une conception
élective et non ethnique de la nation. Elle est moins une origine qu’un projet, un creuset où
fusionnent les différences et les convictions privées. Ce souci d’intégration dans un espace
républicain, dans une communauté civique, a conduit notre modèle politique à adopter ce
principe simple : devenir français, c’est devenir citoyen français. Il faut donc susciter,
entretenir, transmettre les ferments de l’unité : tel est l’enjeu premier de la Nation. Et c’est
l’École qui s’en charge.