Raymond Morel
3506 days ago
Avant-propos
Par Jean-Marc Sauvé,vice-président du Conseil d’État
" Alors qu’une révolution technologique, comparable dans ses effets à celle qui
suivit l’invention de l’imprimerie à l’époque moderne, continue de bouleverser les
processus économiques de production et de consommation à l’échelle mondiale,
les conséquences juridiques de ce phénomène apparaissent désormais avec plus
de netteté. Les technologies de l’internet et les espaces numériques qu’elles ont
engendrés n’invitent pas seulement les juristes à l’exploration et à la conquête
d’une nouvelle terra incognita; ils transforment de l’intérieur, voire dérèglent, les
conditions d’exercice des droits fondamentaux et les mécanismes traditionnels
de leur conciliation. En consacrant son étude annuelle (au) Numérique et (aux)
droits fondamentaux, le Conseil d’État met son expertise de conseiller des pouvoirs
publics et de juge suprême de l’ordre administratif au service d’une réflexion sur la
cohérence, la complétude, la pertinence et l’effectivité de notre ordonnancement
juridique face aux mutations, toujours plus profondes, de nos modes de vie. Une
nouvelle fois, il s’attache à penser des évolutions profondes de la société et leur
impact sur les droits fondamentaux des individus et les intérêts généraux que
les autorités publiques doivent assumer. Il est aussi conduit, par conséquent, à
repenser le rôle de la puissance publique, dans ses modes d’intervention comme
dans son cadre territorial: il se situe ainsi résolument dans l’État, mais aussi «au-
delà de l’État».
Dans la lignée de ses précédentes études, le Conseil d’État a fait usage d’une
méthode interdisciplinaire, empruntant leur cadre d’analyse aux économistes,
aux ingénieurs, aux sociologues et naturellement aux juristes, et il a adopté une
démarche ouverte et prospective, en auditionnant des élus, des entrepreneurs,
des chercheurs, des responsables d’autorités indépendantes ainsi que les
représentants d’institutions et d’associations. Conjurant le risque d’une vision
platement kaléidoscopique, ces mises en perspective ont permis d’établir une
cartographie des enjeux techniques, socio-économiques et géopolitiques du
numérique. À l’aune de ces enjeux et dans un espace en recomposition et encore
mouvant – comme l’illustrent les deux arrêts de la Cour de justice de l’Union
européenne, Digital Rights Ireland Ltd et Google Spain SL, respectivement du 8 avril
et du 13mai 2014 –, ont été identifiées les imperfections et les lacunes du cadre
juridique existant, mais aussi ce qui, en lui, demeure pertinent et opérationnel.
Partant, a été mise en exergue l’ambivalence d’une technologie qui, tout à la fois,
catalyse l’exercice des libertés fondamentales et synthétise des droits nouveaux,
mais génère aussi des menaces redoutables et inédites à l’encontre des personnes
et des intérêts dont les autorités publiques ont la charge. Sous l’effet de ces forces
déstabilisatrices, les antinomies traditionnelles du droit public se sont intensifiées,
une conciliation plus exigeante devant être opérée entre liberté d’expression et
sauvegarde de l’ordre public, liberté d’information et protection de la vie privée,
sûreté et lutte contre la criminalité, liberté d’entreprendre et respect des règles de
concurrence. Le droit public lui-même est apparu comme l’un des termes d’une
conciliation plus vaste, afin que l’édiction de normes nouvelles n’entrave pas,
par des contraintes excessives et inhibantes, le développement économique de
notre pays et, au-delà, du continent européen où résident près de 400 millions
d’internautes.
Pour résoudre ces difficultés et anticiper leurs développements à venir, doit être
engagé un double effort de lucidité et d’inventivité, auquel le Conseil d’État apporte,
par cette étude, sa contribution. Il propose de mettre le numérique davantage au
service des droits individuels comme de l’intérêt général. L’intervention publique
doit accroître la capacité des personnes à agir pour la défense de leurs droits: les
pouvoirs publics doivent savoir «s’allier avec la multitude ». Sont ainsi proposés de
nouveaux principes régulateurs de l’accès aux réseaux et de l’usage des ressources
numériques, comme celui de neutralité de l’internet et celui de loyauté dans la
conservation, le référencement et la diffusion d’informations, en particulier
lorsqu’elles sont personnelles et nominatives. La responsabilité de chaque acteur,
celle des éditeurs et des hébergeurs mais aussi celle des plateformes, doivent
à l’aune de ces principes être précisées. Parallèlement, il convient de définir un
nouvel équilibre dans l’utilisation du numérique par les personnes publiques à des
fins de répression de la criminalité ou de prévention des atteintes à la sécurité
nationale. En outre, un travail de systématisation des différentes sources du droit
applicable au numérique doit être poursuivi et l’élaboration d’un corpus de règles
opérationnelles doit mobiliser tous les ressorts de la normativité, combinant des
conventions internationales et des règles européennes ou nationales et utilisant,
en complément des normes impératives, des instruments de droit souple.
La saisie croissante du numérique par le droit est à la fois une réalité et une
nécessité. Elle doit être portée à un niveau supranational, d’abord à l’échelle
européenne par la définition d’un socle commun de règles impératives, ensuite
au niveau transatlantique en vue d’une gouvernance plus équilibrée et plus
efficace des flux numériques. Les difficultés politiques, juridiques et techniques
que soulève un tel objectif sont évidentes: elles ne sauraient entraver la recherche
du plus grand consensus parmi les États dont les capacités de réglementation et
de régulation sont réelles et doivent être coordonnées dans le cadre de nouvelles
coopérations. Des choix stratégiques devront être opérés et une sécurisation
juridique des usages du numérique, notamment en matière de données
personnelles, est encore à assurer. La présente étude prend ainsi position dans
les débats actuels en affirmant nettement que ces données ne doivent pas faire
l’objet d’une appropriation patrimoniale mais que, pour autant, les intéressés
doivent disposer d’un droit de regard et conserver la maîtrise sur les données qui
les concernent : c’est ce qu’elle nomme, après la Cour constitutionnelle fédérale
d’Allemagne, «l’autodétermination informationnelle ».
Les perspectives que trace la présente étude sur les espaces déterritorialisés
d’internet font ainsi apparaître à la communauté juridique et aux pouvoirs publics
une nouvelle aire, parfois inhospitalière aux figures du régulateur et du juge, mais
elles ébauchent aussi les linéaments d’un ordre juridique modernisé, à la texture
plus ouverte et moins pyramidale, et lui-même devenu réseau des normes. Cet
ordre juridique global, issu des États et des sociétés européennes, a vocation à
se constituer en système juridique autonome et à s’imposer progressivement aux
ordres juridiques nationaux. Tel est l’horizon de cette étude."
Raymond Morel
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" Le numérique, parce qu'il conduit à la mise en données et à la mise en réseau du monde, pose problème aux droits fondamentaux : il met en question leur contenu et leur régime. S'il renforce la capacité des individus à jouir de certains droits, comme la liberté d'expression, la liberté d'entreprendre, il en fragilise d'autres, comme le droit à la vie privée ou le droit à la sécurité. L'étude annuelle du Conseil d'État intervient alors qu'un triple basculement se manifeste dans les innovations techniques, dans l'économie et dans l'appréhension du numérique par la société. Face à ces bouleversements, l'étude s'attache à repenser la protection des droits fondamentaux et à répondre aux questions en débat : la neutralité d'internet, sa gouvernance, le «droit à l'oubli», la propriété des données, leur exploitation et agrégation en Big Data, le rôle inédit des grandes «plateformes». L'étude présente 50 propositions de l'étude dont l'objectif est de mettre le numérique au service des droits individuels et de l'intérêt général." Résumé de la Documentation française
Raymond Morel 3506 days ago