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Dans les écoles romandes, le numérique balbutie

Alors que le canton de Berne prévoit la distribution d’appareils connectés dans ses classes, les cantons romands restent divisés sur la question. Bien souvent, les établissements privés sont davantage équipés que les écoles publiques

Entre les gommes et les pinceaux, les écrans tactiles. La semaine dernière, le canton de Berne manifestait, dans un communiqué, sa volonté d’alimenter l’ensemble des écoles du canton en réseau sans fil et de distribuer des appareils mobiles aux élèves. Alors qu’une partie des petits Romands retournent sur les bancs de l’école ce lundi, risquent-ils d’y retrouver, eux aussi, des tablettes à la place des cahiers?

Dans le canton de Vaud, peu de chance: on reste au bon vieux duo papier-crayon, et l’école connectée ne semble pas figurer sur la liste des priorités. «Cela fait longtemps que nos bâtiments sont équipés du wi-fi. Quant au renouvellement du parc informatique, cela coûterait vraiment très cher!» commente Anne-Catherine Lyon, cheffe du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC) vaudois. Selon la conseillère d’Etat, les élèves possèdent déjà tablettes et smartphones à la maison et en maîtrisent l’utilisation. Si le canton n’est pas fermé à de futurs projets intégrant ces petits bijoux numériques, aucune démar­che officielle n’est prévue pour l’instant.

Un retard romand

Un immobilisme que regrette Graziella Schaller, vice-présidente des Vert’libéraux vaudois. En juin dernier, celle-ci plaidait justement devant le Grand Conseil pour l’introduction d’un cours de programmation dans les classes de primaire. L’élue souligne l’importance, pour les élèves, de comprendre les bases du fonctionnement d’outils informatiques qu’ils seront amenés à manipuler dans leurs futurs métiers. «Alors qu’on fournit peu de moyens aux enfants, on attend énormément d’eux lorsqu’ils sortent de l’école obligatoire. A ce niveau, j’ai l’impression que la Suisse romande est vraiment en retard!» Un retard qui trancherait, selon Graziella Schaller, avec les investissements technologiques des établissements privés du canton. «J’ai visité l’école GEMS, où les enfants de 4 ans ont déjà accès à tous ces outils numériques. Je me suis dit qu’il y avait un fossé incroyable entre les moyens de l’école privée et ceux de l’école publique, dont les bâtiments ne sont parfois encore équipés que de quelques ordinateurs.»

C’est aussi dans un établissement privé que la Haute Ecole pédagogique (HEP) vaudoise a lancé son projet «un élève/une tablette» à la rentrée 2014, à la suite du refus du canton de collaborer. Les élèves de neuf classes de 5e et 6e HarmoS de l’Ecole internationale bilingue Haut-Lac, à Saint-Légier, ont tous reçu une tablette pour une durée test de deux ans, qui s’est achevée en juillet. Le premier bilan est extrêmement positif: «Nous avons observé que les tablettes rendaient les élèves plus créatifs, dans la préparation d’exposés ou l’utilisation d’applications vidéo en cours de langue, par exemple. Les enfants sont également plus autonomes, notamment grâce aux exercices autocorrectifs en ligne, qui respectent mieux le rythme de chacun», explique Christian Fantoli, chercheur et professeur à la HEP.

Une «aide à la conduite»

Les enseignants semblent aussi avoir apprécié l’expérience. «Pour eux, c’est un peu comme les systèmes d’assistance en voiture: c’est une aide à la conduite quotidienne de la classe, et cela les incite aussi à varier leur style d’enseignement». Des maîtres qui ont été accompagnés tout au long du projet, avec des séances hebdomadaires de coaching et de discussion. «Recevoir le matériel ne suffit pas: les enseignants doivent absolument être formés. Sinon, ils seront dépassés par ces outils ou choisiront simplement de les laisser au placard».

Un seul bémol pour Christian Fantoli: les tablettes actuelles ne seraient pas totalement satisfaisantes, notamment en termes de sauvegarde des productions d’élèves. Malgré tout, l’école privée Haut-Lac semble conquise: l’ensemble du primaire se verra équipé de tablettes dès cette rentrée.

Inégalités cantonales

Si le privé investit massivement dans l’enseignement 2.0, du côté des écoles publiques de Suisse romande, c’est un peu chacun pour soi. «Il n’y a aucune démarche concertée au niveau des cantons à ce sujet, bien qu’il y ait un intérêt commun pour les résultats des nombreux projets pilotes, précise Olivier Maradan, secrétaire général de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). Les décisions qui concernent ce genre d’investissements doivent passer par le législatif des cantons concernés». Or ces derniers ne sont pas tous logés à la même enseigne. Alors que Fribourg fait office de pionnier, avec un centre dédié à la technologie dans le cadre scolaire, certains, comme le canton de Vaud, doivent composer avec des communes souveraines en termes d’aménagement des bâtiments et pas toujours prêtes à mettre la main au porte-monnaie. Subsistent, en fin de compte, de grandes inégalités.

A Genève, on l’assure, le numérique ne devrait pas tarder à s’inviter dans les écoles. Fort de plusieurs projets pilotes encourageants et d’un retour favorable des enseignants genevois, le DIP s’apprête à déposer deux projets de loi, dont l'un vise à fournir un lot de six tablettes à chaque classe de primaire du canton. «Le but n’est pas de faire un arrosage démesuré de matériel, mais bien que tous les élèves puissent avoir accès à ces technologies dans le cadre d’activités précises», explique Manuel Grandjean, directeur du Service écoles-médias.

«Ni retard, ni complexe!»

Si le parlement donne son feu vert, le projet sera mis en œuvre sur trois ans dans l’ensemble des communes, pour un budget total d’environ 4 à 5 millions de francs. «Les écoles privées ont fait du numérique un instrument de marketing, mais beaucoup de choses se développent aussi dans le public. On ne peut donc parler ni de retard ni de complexe!» Et la révolution est déjà en marche: cette année, le canton parachève l’équipement des classes du secondaire avec des tableaux numériques interactifs.


La Suisse est à la traîne, elle pourrait bien mieux faire

Alors que la France rejoint, dès cette rentrée, les pays qui forment les élèves du primaire au langage informatique, les écoles publiques romandes n’incluent pas cet enseignement à leur programme. Et s’il était temps de prendre le train en marche?

Mais comment armer les jeunes générations pour faire face à la révolution numérique? Si la meilleure dotation des écoles en outils digitaux est un pas en avant, encore faut-il que les élèves soient initiés à l’informatique le plus tôt possible, soulignent de nombreux observateurs. Or le Plan d’études romand (PER) ne promeut pas l’apprentissage de l’informatique comme une discipline à part entière.

Aujourd’hui encore, l’accent est mis sur l’utilisation de logiciels, la recherche d’informations ou la sensibilisation aux risques liés aux outils numériques. La pensée informatique et la programmation demeurent absentes du cursus des écoliers. Les enjeux? Comprendre les rouages des machines qui occupent une place croissante dans notre vie pour mieux les maîtriser. Poser les jalons d’une formation solide dans ce domaine et favoriser notre capacité d’innovation. Mais aussi, donner des clés aux futurs citoyens pour se prononcer sur des questions liées au numérique.

Au printemps de cette année, le Conseil fédéral dévoilait sa stratégie numérique afin de mieux positionner la Suisse dans la compétition internationale.

Lire aussi: Cette Suisse 4.0 qui se fait attendre

Plusieurs experts pointaient alors les failles du système de l’instruction publique. Dans leur sillage, Gabriel Parriaux, professeur à la Haute Ecole pédagogique du canton de Vaud, déplore cette lenteur: «Dans les innovations qui touchent tant de domaines aujourd’hui, l’informatique joue un rôle crucial. Tout comme dans les découvertes à venir. La Grande-Bretagne, ainsi que plusieurs Länder en Allemagne, ou certains pays de l’Est l’ont bien compris en réintroduisant l’informatique comme discipline en soi à l’école. La Suisse, elle, reste à la traîne.»

Le coût de l’ignorance

Il faut toutefois noter que le Lehrplan 21 (pour les cantons alémaniques) se démarque du PER, puisqu’il prévoit l’instruction à l’informatique à l’école primaire. Dès l’an prochain, la formation initiale des maîtres inclura donc cette matière. Alexander Repenning sera chargé de cet enseignement à la Haute Ecole pédagogique de la Suisse du Nord-Ouest. Lui aussi regrette que les autorités politiques ne mesurent pas l’importance des enjeux. «La Suisse n’a pas de ressources naturelles. Sa matière première, c’est l’innovation.»

Et si la frilosité des décideurs s’expliquait, en partie, par les coûts d’un tel virage? «Le coût de l’ignorance sera bien plus lourd!» sanctionne le formateur, qui a longtemps exercé aux Etats-Unis. Où l’on sait qu’un programme a été lancé cette année pour dispenser des cours d’informatique dans toutes les écoles du pays, avec un budget de 4 milliards de dollars.

Dès cette rentrée, la France rejoint le camp de ceux qui misent sur un enseignement précoce de l’informatique: à partir de 6 ans, les enfants mettront le pied à l’étrier, et dès 2017 l’épreuve de mathématiques et sciences comptant pour le brevet, au collège, testera les candidats sur l’algorithmique ou la programmation.

L’ambition ne se résume pas pour autant à former des bataillons d’informaticiens pour les besoins de l’économie. D’après ses partisans, l’initiation à la logique informatique développe une rigueur dans la façon de penser un problème, de se représenter sa solution et de mettre en œuvre cette dernière. Et dans ce processus, comme le relève Gilles Dowek, enseignant et chercheur à l’Institut national de recherche dédié au numérique, en France, l’erreur n’est pas stigmatisante: elle est signalée par l’ordinateur et non par l’enseignant, ce qui change tout pour certains élèves. Le pédagogue témoigne ainsi de certains «décrocheurs» qui ont persévéré. Avec fierté.

Mais encore? Plus on initie tôt les enfants à cette science, plus on pourra pousser loin l’apprentissage. Il en va de l’informatique comme des langues, soutient par exemple Farnaz Moser-Boroumand, cheffe du Service de promotion des sciences à l’EPFL. Sans compter que les filles seraient moins com­­plexées qu’à un âge plus avancé. La précocité est un atout pour lutter contre «la fracture entre les genres», prédit aussi Vincent Englebert, doyen de la Faculté d’informatique de l’Université de Namur, en Belgique.

Contrairement à une idée répandue, les digital natives n’ont pas la science infuse. La balle est dans le camp de l’école. Quand la saisira-t-elle? (Khadidja Sahli)


Les chiffres, par canton

Berne. Rentrée le lundi 15 août. Effectifs (francophones): 9542 élèves, environ 1000 enseignants et 478 classes.

Fribourg. Rentrée les lundis 22 et jeudi 25 août. Effectifs: 45 935 élèves (+188 par rapport à 2015).

Genève. Rentrée le lundi 29 août. Effectifs: 73 000 élèves (+694 au primaire; +159 au secondaire; – 65 au cycle).

Jura. Rentrée le mardi 16 août. Effectifs: 8118 élèves et plus de 900 enseignants.

Neuchâtel. Rentrée le lundi 15 août. Effectifs: 20 274 élèves (–130 par rapport à 2015), 2114 enseignants et 1118 classes.

Valais. Rentrée le jeudi 18 août. Effectifs: 41 986 élèves (+628 par rapport à 2015) et 4000 enseignants.

Vaud. Rentrée le lundi 22 août. Effectifs: 91 134 élèves (+966 par rapport à 2015) et 6633 enseignants.