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«Désolé, je n’ai pas le temps…» A peine Antoine (16 ans) a-t-il scanné ses saucisses de veau à l’une des dix caisses automatiques de la Migros de Cornavin qu’il file à vive allure. Premier constat dressé par la Tribune de Genève, venue tester le succès de ces caisses dites rapides (self-checkout, lire encadré), ce système attire. Et pas seulement dans les lieux de passage fréquentés de l’hypercentre.

Pour autant, la multiplication des caisses automatiques ne fait pas que des heureux. Les syndicats s’inquiètent, des clients regrettent le contact humain avec les employés et un député socialiste, Roger Deneys, prépare un projet de loi qui permettrait de taxer chaque automate à hauteur de 10 000 francs par mois, équivalent au salaire de deux caissières, a révélé la radio One FM.

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Initié dès 2010

A la Coop Daubin, dans le quartier Saint-Jean-Charmilles, une mère de famille apprécie, elle, ce mode de paiement: «Ça va nettement plus vite et, en plus, j’adore jouer à la caissière.» Elle n’a guère d’autre choix car ce commerce de proximité ne comporte plus qu’une caisse traditionnelle, contre quatre self-checkout. Et en ce matin hivernal, la seule caissière des lieux est très demandée. «On est largué avec ces machines automatiques, confie un couple de retraités. De toute façon, on aime les contacts et on n’est pas pressé. Alors pourvu que les caissières ne disparaissent pas toutes.» C’est là la principale préoccupation syndicale, même si «les caisses express favorisent aussi la vie des gens», admet Laura Bisiani, au nom du SIT. Elle n’en demeure pas moins critique (lire ci-contre).

La grande distribution a initié ce mode de paiement au début des années 2010 «pour fluidifier l’encaissement dans ses magasins et raccourcir ainsi le temps d’attente des clients, explique Tristan Cerf, porte-parole de Migros. Un processus qui soulage d’ailleurs aussi les caisses traditionnelles, pour la plus grande satisfaction des inconditionnels du caissier ou de la caissière en chair et en os.»

Préserver le contact

Tout le monde serait donc gagnant? Cela semble être le cas à la Migros de Cornavin, où, malgré la frénésie ambiante, les dix caisses dotées de personnel ont aussi leurs supporters. Les caisses automatiques, réunies dans les aires Subito, sont dans l’air du temps, constate Tristan Cerf, «mais au-delà d’une dizaine d’articles, mieux vaut solliciter une caissière; un client inexpérimenté scanne nettement plus lentement qu’une ­professionnelle.»

Habitué des lieux, Timon (19 ans) en atteste: «Aux heures de pointe et le dimanche soir, les clients se pressent massivement vers l’espace Subito. Or nombre d’entre eux ne sont vraiment pas rapides. C’est agaçant. Tout va alors plus vite aux caisses traditionnelles…»

C’est vers elles que se dirige Martine (64 ans), par principe: «Pour préserver le contact en général, car je trouve dramatique l’automatisation de la société en cours, motive cette Valaisanne de passage à Genève. Il n’y a qu’à voir le nombre de personnes qui font aujourd’hui leurs achats en ligne. Cela participe à la dégradation des relations humaines.»

Différends générationnels?

La sexagénaire aspire aussi à lutter contre la perte d’emplois. Elle n’est pas la seule. «Avec ces caisses automatiques, des petits boulots vont encore disparaître. Ce qui se passe dans les grandes surfaces n’est malheureusement pas différent de l’évolution globale, regrette Maryse, la petite cinquantaine. Les postes ferment, les guichets bancaires tenus par du personnel diminuent comme peau de chagrin. C’est bien triste tout ça.»

Différends générationnels? Pas vraiment selon Yann (23 ans), étudiant en soins infirmiers domicilié à Bellevue et pas fan des caisses automatiques, «même si ça peut rendre service». Il déplore également l’appauvrissement des liens humains: «Pas besoin d’une longue conversation philosophique avec une caissière. Un bonjour amical, c’est déjà bien.»

Etudiant en sciences des sociétés, Allemann (20 ans) partage ce sentiment: «Chacun peut, par ses propres actes, combattre cette forme de déshumanisation galopante. Et défendre le boulot des caissières.» Ce jeune Nyonnais a donc un peu honte d’avoir été surpris par la soussignée alors qu’il scannait sa boule de Berlin: «D’habitude, j’utilise les caisses normales, mais ici je suis souvent pressé avant de prendre le train.»

Incohérent? Tristan Cerf recommande d’opter pour la solution la plus adéquate en fonction de ses emplettes: «Pour peu d’articles, les self-checkout sont très pratiques; ils permettent de passer plus vite la zone de caisses à l’heure du lunch, par exemple.» Les étudiants qui, vers midi, se pressent aux caisses automatiques de la Coop située face au Centre médical universitaire, à Champel, en sont la parfaite illustration. Les toutes fraîches caisses rapides de la Coop de la place du Cirque ont aussi grandement soulagé les impatients…

Moins de stress

En cas d’achats plus importants, c’est le self-scanning (lire l’encadré) qui séduit ceux qui désirent éviter la caisse. A condition de disposer d’une carte Cumulus (Migros) et d’une carte de paiement. Cela ne freine pas Sylvie, rayonnante quinquagénaire: «C’est si pratique de pouvoir directement ranger ses achats dans ses cabas. Un sacré gain de temps et moins de stress.»

A l’image de cette scanneuse enthousiaste, la machine finira-t-elle par remplacer l’homme (ou plutôt la femme, la majorité du personnel de ces commerces étant féminin)? «Notre objectif est de faire gagner du temps à notre clientèle, pas de supprimer des postes de travail», affirme le porte-parole de Migros, plus gros employeur privé de Suisse avec plus de 100 000 employés.

Il n’empêche. Dans certaines coopératives, les postes libérés à la suite de départs naturels n’ont pas forcément été repourvus ces dernières années. Migros Genève n’échappe pas à la règle: au 31 décembre 2015, l’entreprise comptait 3400 collaborateurs, alors qu’elle en recensait 3478 au 31 décembre 2014 et 3509 au 31 décembre 2013. Mais ces conséquences seraient davantage dues au tourisme d’achat, qui cause des torts à l’économie locale, qu’au boom des paiements automatiques.

«Nos 200 zones Subito recensées en Suisse, dont 17 dans la région genevoise (Nyon compris), représentent une minorité de notre chiffre d’affaires (environ 20%). Elles ne vont pas cannibaliser les caisses traditionnelles, estime Tristan Cerf. Des clients sont non seulement attachés à ce modèle, mais aussi à leur propre caissière! Celle-ci conserve un vrai rôle dans certains quartiers; ce service de proximité fait partie de l’identité Migros. Nous n’allons donc pas l’enterrer. Il serait contre-productif de brusquer les clients dans leurs achats.»

La fierté des caissières

Cette dimension humaine, le réalisateur indépendant Laurent Graenicher la dépeint efficacement dans son documentaire Super! sorti en 2012, après un an de tournage à la Coop Eaux-Vives 2000: «J’ai découvert des équipes de caissières engagées dans la durée, soudées et fières de pratiquer ce métier, notamment pour leurs liens forts et diversifiés avec la clientèle de ce quartier: jeunes cadres, mères de famille et passablement d’aînés.» L’automatisation était déjà lancée, mais «au final, elle ne devrait pas dépasser 50% des modes de paiement, prédisait-on alors. Normal, car c’est le service à la clientèle qui fait la différence dans un magasin, sinon mieux vaut tout commander en ligne», relève Laurent Graenicher.

Coop semble, elle aussi, encore convaincue par cet atout. «Nous proposons des caisses automatiques dans 21 supermarchés genevois et envisageons d’étendre modérément notre système Passabene Self-Checkout dans les magasins qui s’y prêtent, pour des raisons d’emplacement ou de taille», indique Ramón Gander, au nom de la coopérative.

«Il faut créer de s emplois de remplacement»

Quantité d’emplois se meurent avec l’évolution des technologies. Les syndicats s’en inquiètent. «En Angleterre, certains magasins n’ont déjà plus de caissières! L’atmosphère est plutôt glauque», se désole Laura Bisiani, juriste au SIT. Mais faut-il se battre à tout prix pour préserver ces métiers répétitifs, pénibles et souvent mal considérés? L’automatisation des paiements ne va-t-elle pas dans le sens du progrès humain? «Nous ne sommes pas réactionnaires au changement, réagit la syndicaliste. A condition que des emplois de remplacement soient créés pour ce personnel souvent peu qualifié. Les nouvelles technologies n’offrent pas d’activités forcément accessibles aux caissières.» Laura Bisiani perçoit surtout dans les ambitions de la grande distribution «la volonté de diminuer ses frais de personnel et multiplier les tâches de ses collaborateurs en vantant une meilleure valorisation professionnelle.» Avec les caisses automatiques, le rôle de la caissière a déjà changé dans le regard des clients: elle devient aussi contrôleuse. Et souffre parfois de ce changement de statut. Plutôt que le qualificatif de surveillante, le porte-parole de Migros, Tristan Cerf, préfère celui d’hôtesse, qui peut également assurer des tâches de magasinière: «On ne peut pas nier l’évolution du métier. Il demande plus de flexibilité aujourd’hui.» Le porte-parole ne cache pas que des contrôles ponctuels aléatoires peuvent être effectués par le personnel de service, même si, «chez Migros, on n’a pas constaté une augmentation du nombre de vols, affirme-t-il. Ils représentent toujours 1% de notre chiffre d’affaires. Et nous continuons à baser nos relations sur la confiance.» L.B. (TDG