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Faut-il réformer l’école?

Journal Le Temps du 25 novembre 2016

Si l’éducation était une boîte, elle serait une boîte carrée et rudimentaire qui n’est pas aux dimensions du cerveau, mais qui essaie de l’y faire entrer de force, et le rend coupable de ne pas se mouler dedans. Explications du chercheur Idriss Aberkane

Notre système éducatif est-il obsolète? Dans son livre «Libérez votre cerveau!», Idriss Aberkane, enseignant et conférencier, compare l’école à un immense buffet à volonté. «Imaginez. Vous êtes dans un hôtel cinq étoiles, devant une multitude de plats raffinés, un immense salad-bar, des desserts incroyables, toutes les boissons que vous voulez et pour couronner le tout, vous avez faim, très faim.» Soudain surgit un maître d’hôtel qui vous ordonne de manger l’intégralité des plats dans l’heure. Si vous n’obtempérez pas, menace-t-il, vous serez humilié en public puis viré de l’hôtel. Sur ces paroles, il sort sa montre et ajoute, fatidique: «Quelqu’un d’autre l’a fait avant vous, donc on sait que c’est possible.» Vous n’avez plus faim? Pourtant, «la nourriture n’a pas changé, s’amuse Idriss Aberkane, seulement la raison et la manière de manger. On est passé du paradis à l’enfer rien qu’en changeant les règles du jeu.» Cette situation hautement improbable – un magnifique buffet se transforme en expérience écœurante – est vécue tous les jours par des milliers d’écoliers. Son nom? L’éducation.

A l’école du gavage

En effet, l’élève qui obtient 6/6 est celui qui est parvenu à avaler la totalité du buffet, c’est-à-dire du programme scolaire, au rythme prévu par les formulaires éducatifs. Dans ce système qui ne tient pas compte de l’appétit des élèves – celui-ci émerge par accident, et non par dessein éducatif – tout retard dans l’absorption standardisée du programme est sanctionné. Si trop d’assiettes pleines sont laissées sur la table, l’élève passe en dessous de la moyenne et échoue à entrer dans la classe supérieure, une humiliation.

Tout au long de son parcours scolaire, l’emphase sera par ailleurs mise sur ses lacunes. «Quand une copie est corrigée, ce que l’on y voit, en rouge, c’est ce qui nous manque, pas ce que nous avons assimilé, qui va de soi, relève Idriss Aberkane. Ainsi, nous grandissons dans le conditionnement: nous apprenons à repérer d’abord ce qui nous manque. Cela tombe bien, notre société est construite sur ce modèle, celui du manque plutôt que de la plénitude, de l’insatisfaction permanente plutôt que de la satisfaction simple. Issu de la révolution industrielle, notre système éducatif est centré sur la pensée de l’usine, et sa vertu cardinale est la conformité. Pas la créativité, pas le caractère, pas l’amour des savoirs, pas l’épanouissement.» Ou, pour reprendre les termes imagés de Pierre Rabhi, si l’éducation est une boîte, elle est une boîte carrée et rudimentaire qui n’est pas aux dimensions du cerveau, mais qui essaye de l’y faire entrer de force, et le rend coupable de ne pas se mouler dedans. Pour quelle finalité? «Nous éduquons pour le produit intérieur brut au détriment du bonheur intérieur brut», déplore Idriss Aberkane.

L’école était autrefois synonyme de jeu

Tout avait pourtant bien commencé. Pour mémoire, le terme grec désignant enfant est «paides». Il existe deux dérivatifs à ce mot: «paideia», qui signifie éducation, et «paidia» qui signifie plaisir. Cette série de mots s’est rendue jusqu’à la civilisation romaine puisque le mot latin ordinaire pour école n’est autre que «ludus», qui signifie le jeu. Ainsi, l’école était autrefois synonyme de divertissement! «L’école dite «traditionnelle» n’a rien de traditionnel, assure Idriss Aberkane. Au début, elle était considérée comme une corvée non pas par les enfants – qui préféraient apprendre l’histoire de Jules César qu’assembler des bottes de foin – mais par leurs parents, pour qui elle était une perte de temps.»

Remettre le plaisir au milieu de l’école

Pour revenir à la métaphore du buffet, «la façon naturelle qu’a notre système digestif d’absorber de la nourriture, c’est le plaisir, poursuit Idriss Aberkane. Manger n’est une corvée pour personne, c’est un moment positif et gratifiant. Pourquoi faudrait-il qu’il en soit autrement pour notre cerveau, qui aime naturellement apprendre? N’est-il pas surprenant qu’autant de personnes finissent écœurées par la connaissance? Est-ce une vertu, est-ce du mérite que de faire partie des happy few qui survivent à cet écœurement organisé?» Les parents seraient enfin scandalisés si l’école gavait l’estomac de leurs enfants, alors pourquoi accepter qu’elle procède de cette façon avec leurs cerveaux?

Dans le domaine des neurosciences, le débat est clos depuis longtemps: notre cerveau n’apprend dans la douleur que lorsqu’il ne peut faire autrement. De nombreuses expériences ont à cet égard démontré que jouer est la meilleure façon d’apprendre. Le neuroscientifique dyslexique Matthew Peterson, par exemple, est parvenu à enseigner les mathématiques à ses élèves uniquement avec des jeux vidéo, tout en leur assurant les meilleurs résultats aux tests nationaux. Enfin, les mammifères jouent tous pour apprendre.

Le redoublement, une seconde chance?

Quant au redoublement, certains enseignants sont d’avis que la peur qu’il inspire permet de motiver les élèves. De nombreuses recherches démontrent cependant depuis des décennies que cette mesure n’a au mieux qu’un effet provisoire, estimé à un ou deux ans, au pire des effets peu souhaitables sur la confiance en soi nécessaire aux apprentissages. La motivation vient en effet davantage de la réussite que de l’échec, de l’encouragement que de la sanction, du soutien bienveillant plutôt que de l’indifférence. Ce n’est donc pas un hasard si le redoublement a été abandonné́ dans des pays qui généralement ont de meilleurs résultats aux enquêtes internationales (la Finlande par exemple, à l’instar de tous les pays du Nord, a renoncé à cette mesure depuis plus de trente ans).

En définitive, nos écoles gagneraient peut-être à être organisées selon le modèle du «Philanthropinum» (1774-1793), le premier programme scolaire s’appuyant sur la philosophie naturaliste. Alors que notre système d’éducation oblige l’enfant à s’adapter à l’école, le système éducatif du «Philanthropinum» essayait d’organiser l’école pour le besoin de l’enfant. L’erreur la plus commune c’est de ne pas savoir se mettre à la place des enfants, disait Rousseau. «Nous ne pénétrons pas leurs idées; nous leur imputons les nôtres.»