Pour un écosystème numérique
indépendant des GAFAM
 

   L'éditorial de juin 2017 d'EpiNet était consacré aux « données des élèves livrées aux GAFAM » (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) [1]. Nous faisions part de l'émotion suscitée par un courrier du directeur de la Direction du numérique pour l'éducation (DNE) du MEN. Parents d'élèves, syndicats d'enseignants, associations, les réactions n'avaient pas manqué. Le message était clair : on ne doit pas donner les clés de la maison Éducation nationale aux GAFAM. La demande était également faite de non-reconduction de la convention signée en novembre 2015 entre Microsoft France et l'Éducation nationale. Nous attirions notamment l'attention sur le flou concernant l'utilisation des données des élèves et des enseignants par ces groupes. Que font exactement les algorithmes utilisés dont on ne connaît pas le code source ? Nous avons suffisamment l'expérience désormais avec les GAFAM pour savoir qu'ils ne vont pas bouleverser le fonctionnement de leur Cloud simplement parce que les conditions générales d'utilisation ont été ajustées en France pour le secteur éducatif. À l'argument du ministère selon lequel les GAFAM sont là et qu'il faut en tenir compte nous rappelions que si les GAFAM sont là, c'est aussi (surtout) parce que le ministère leur ouvre grand les portes de l'Éducation nationale [2].

Une réponse de la Direction des Affaires Juridiques du MEN

   Le 29 juin 2017, la DAJ répond au SNES et à la CGT qui l'avaient saisie [3]. Dans une interview au Café pédagogique, Valérie Sipahimalan, secrétaire générale adjointe  du SNES, explique ce que son syndicat retient de cette affaire : « On est satisfait que la DAJ apporte des éclaircissements, par exemple sur le fait que les élèves comme les personnels doivent être informés personnellement des usages faits de l'annuaire d'établissement. Ce qui est étonnant c'est que si la loi française n'est pas respectée, la personne qui a fourni les données peut être sanctionnée mais il n'y a aucune contrainte possible sur les GAFAM. Si la CGU n'est pas respectée on peut se retourner vers l'Éducation nationale, c'est-à-dire le chef d'établissement ou même l'enseignant qui aura créé les comptes élèves  Facebook, par exemple, mais pas vers l'entreprise étrangère. Cela alors qu'on voit dans les établissements une multiplication de logiciels en ligne utilisés en classe sans accord des parents » [4].

   On s'étonnera effectivement de cette « irresponsabilité juridique » des GAFAM (à qui décidément l'on ne refuse pas grand-chose, voir le peu d'impôts qu'ils payent en France). On s'étonnera également que le MEN (ministre, recteurs, DASEN, chefs d'établissement) puisse leur confier les données personnelles des élèves mineurs sans l'autorisation de leurs parents.

   Par ailleurs, à la connaissance de la DAJ, aucun établissement n'a encore transmis d'annuaire. En cette rentrée, elle va se tourner vers les académies pour savoir ce qu'il en est exactement et rappeler la loi.

Une lettre aux ministres

   Le 7 juillet 2017, plusieurs associations (CREIS-Terminal, Enseignement Public et Informatique (EPI), la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), la Fédération des Parents d'Élèves de l'Enseignement Public (PEEP), la Ligue des droits de l'Homme (LDH), la Ligue de l'Enseignement, et la Société Informatique de France (SIF) se sont adressées à Jean-Michel Blanquer, Ministre de l'Éducation nationale, et à Mounir Mahjoubi, Secrétaire d'État chargé du Numérique [5].

   Elles leur ont fait part de « l'émoi certain suscité dans la communauté éducative, parmi les parents d'élèves ainsi que chez tous les citoyens attachés à la protection des données personnelles par cette consigne de la Direction du numérique pour l'éducation (DNE) du ministère de l'Éducation nationale de mise à disposition des géants du Web des données personnelles et scolaires des élèves et des enseignants ». Elles ont rappelé « l'insistance de la CNIL sur la nécessité d'« un encadrement juridique contraignant tant en ce qui concerne la non-utilisation des données scolaires à des fins commerciales que l'hébergement de ces données en France ou en Europe, ou encore l'obligation de prendre des mesures de sécurité conformes aux normes en vigueur ». « Les directives données par le Directeur de la DNE étant en totale contradiction avec le respect des garanties demandées par la CNIL », les associations ont demandé au ministre et au secrétaire d'État de « leur indiquer comment ils entendent répondre à la nécessité de fixer un cadre de régulation adapté qui protège de façon effective les données personnelles des élèves et des enseignants, à la nécessité de mettre en place des solutions adaptées à l'évolution du service public du numérique éducatif. »

Des enjeux majeurs et liés

   Si les enjeux des libertés numériques sont fondamentaux, les enjeux économiques et ceux de souveraineté, tous les trois étroitement liés, le sont également [2]. Ils ne concernent évidemment pas que le Ministère de l'Éducation nationale ni que la France. Un exemple parmi de nombreux autres. Ainsi la Suède est-elle secouée actuellement par un scandale d'externalisation de données sensibles. En effet, son Agence des transports, qui recense les permis de conduire et les véhicules, a confié à des prestataires non habilités des informations hautement confidentielles après avoir décidé, en 2015, d'externaliser la maintenance informatique de ses réseaux et le stockage de ses bases de données chez IBM qui, lui-même, sous-traite une partie de ses activités à d'autres entreprises ailleurs en Europe.

   En effet, Internet est devenu indispensable et vital au même titre que l'eau et l'électricité. Son accès est nécessaire pour l'exercice d'activités et de droits fondamentaux. Il nous faut décrypter l'ensemble des enjeux de nos usages numériques [6]. En concentrant toutes nos activités numériques sur quelques plates-formes, nous avons fait naître des acteurs mondiaux, des géants aux appétits insatiables qui s'épanouissent sans contrôle. Nos échanges, nos relations, notre sociabilité nourrissent des algorithmes pour classer, organiser et finalement décider pour nous de ce qu'il nous faut voir. Quelle loyauté attendre des algorithmes qui se nourrissent de nos traces pour mieux alimenter l'influence publicitaire ou politique ? Comment construire des médias sociaux et un accès indépendant à l'information qui ne seraient pas soumis aux ambitions des grands acteurs économiques du Web ? Qui se livrent à un lobbying intense comme chacun sait [7]

   Dans ce contexte, quid d'une gestion impartiale et équitable des ressources critiques que sont les serveurs racines, les infrastructures, le système de noms de domaines et les protocoles Internet : autant de questions sensibles de la « gouvernance d'Internet », c'est-à-dire « l'élaboration et l'application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation d'Internet » [8].

   Il importe donc d'avoir une vision d'ensemble de la géopolitique de l'Internet, intégrant notamment le rôle historique et central des États-Unis dans son développement. En effet, l'Internet est depuis plusieurs décennies un nouveau vecteur de puissance pour ce pays. Dès lors, rien d'étonnant à ce que la Toile devienne le lieu d'une bataille [9]. Internet est actuellement asservi à l'omnipotence de l'ICANN et des grandes entreprises américaines, en premier lieu les GAFAM. Elles captent et monnaient la valeur apportée par les internautes, sur fond de percée d'acteurs asiatiques. Elles développent des plates-formes propriétaires, en emprisonnant les internautes ou en entravant la neutralité du Net. Elles prennent l'avantage sur les instances de régulation. Au sein du monde numérique, les batailles sont âpres, opposant GAFAM, opérateurs télécoms, acteurs du Web qui créent la valeur en bout de chaîne.

L'Union européenne, une « colonie du monde numérique » ?

   Dans un rapport de 2013, des parlementaires français (Sénat) posent la bonne question de savoir si l'Union européenne est une « colonie du monde numérique » dominée par les États-Unis [10]. La question est effectivement plus que posée, l'Europe ayant une fâcheuse tendance à « se tirer une balle dans le pied » : nous misons tout sur le consumérisme et consommons beaucoup plus que nous ne produisons. Nous sommes devenus consommateurs de produits conçus et réalisés ailleurs [11].

   Il est encore temps de prendre l'initiative au niveau européen, à l'instar de ce que font par exemple la Chine et la Russie (voir ci-après). N'importe comment, il n'y a pas le choix. La France, ses scientifiques et techniciens de qualité, peut et doit y jouer son rôle. Il s'agit de faire des choix judicieux et novateurs, notamment en matière d'Internet des objets, d'IA, de big data..., d'être les « premiers entrants » Il faut arrêter de donner la priorité à l'utilisation de produits propriétaires venus d'ailleurs qui plombe toute création industrielle dans le domaine informatique et numérique. La politique c'est faire des choix. Éclairés par une culture générale, dont la composante scientifique au XXIe siècle comporte l'informatique, décideurs et citoyens doivent faire les « bons ». Il y a pour cela un enjeu fort de formation. Il s'agit d'éviter que certains continuent par exemple à disserter doctement, dans un univers mental où manifestement informatique et numérique n'ont pas droit de cité, sur la relance de l'économie sans se poser la question de quoi fabriquer. En la circonstance, c'est l'indépendance de l'Europe qui est en jeu.

Il est possible de faire autrement

   Surtout qu'il est possible de faire autrement. Dans le Monde diplomatique d'Août 2017, Kevin Limonier [12] présente l'« Internet russe, l'exception qui vient de loin ». La Russie est en effet l'un des seuls pays à disposer d'un écosystème presque complet de plates-formes et de services indépendants de ceux de la Silicon Valley, fondés par des Russes et régis par le droit russe. Contrairement à la situation d'une partie significative de la population mondiale qui utilise quotidiennement les services des GAFAM, sans recours possible à des équivalents locaux crédibles, les Russes et leurs voisins ont le choix entre les géants californiens et le segment russophone du Net. Un service comme Yandex « jouit d'une popularité deux fois supérieure à celle de son concurrent Google. Et VKontakte, équivalent de Facebook, est, de très loin, le premier site consulté dans le pays ». Les plates-formes numériques étrangères doivent obligatoirement héberger sur le sol russe les données des citoyens russes.

   Et, parmi les raisons qui expliquent cette situation, tout venant de loin, K. Limonier rappelle qu'à l'époque soviétique, la mise en valeur des formations technologiques, les populaires instituts techniques de province ont prédisposé une part importante de la population à s'approprier rapidement l'informatique. Et aujourd'hui, la société russe est globalement mieux formée à l'informatique que les populations occidentales.

   Il est donc possible de faire autrement. La solution réside dans une politique volontariste des pouvoirs publics. Il est possible de coopérer, à la manière de STMicrolectronics, société franco-italienne dans le domaine des semi-conducteurs. Dans le domaine logiciel, il y a des pistes déjà ouvertes notamment avec Qwant [13].

Questions et réponses

   En cette rentrée scolaire 2017, les organisations signataires de la lettre du 7 juillet attendent les réponses de Jean-Michel Blanquer et de Mounir Mahjoubi. Quid des données personnelles des élèves et des professeurs ?

   Et, pour sa part, l'EPI rappelle une fois de plus que, dans ce contexte où le numérique est omniprésent, il est crucial pour les États de faire enseigner à tous les élèves la science informatique comme le sont la langue maternelle et les mathématiques, dans le secondaire par des enseignants titulaires d'un Capes ou d'une agrégation d'informatique, après une initiation dans le primaire. Nous venons de demander une audience à Jean-Michel Blanquer. Nous comptons le redire [14].

15 septembre 2017.

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI

NOTES

[1] https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1706a.htm

[2] Le Ministère de L'Éducation nationale et les GAFM
https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1706g.htm

[3] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Documents/docsjoints/daj290617.pdf

[4] http://www.cafepedagogique.net/LEXPRESSO/Pages/2017/07/07072017Article636350093875049135.aspx

[5] https://www.epi.asso.fr/blocnote/Lettre%20LDH%20%28GAFAM%29.pdf

[6] Olivier Ertzscheid, L'appétit des géants Pouvoir des algorithmes, ambitions des plates-formes
http://cfeditions.com/geants

[7] Google a financé 329 recherches sur les politiques publiques depuis 2005
https://siecledigital.fr/2017/07/13/google-finance-329-recherches-sur-les-politiques-publiques-depuis-2005/

[8] David Fayon, Géopolitique d'Internet. Qui gouverne le monde ?
Préface de Joël de Rosnay, Postface de Michel Volle, mars 2013, édition Economica, 216 pages.

[9] Laurent Bloch, L'Internet, vecteur de puissance des États-Unis ? : Géopolitique du cyberespace, nouvel espace stratégique, 2017, éditions Diploweb, format Kindle 6,49 euros, broché 8,76 euros.
https://www.laurentbloch.net/MySpip3/

[10] Catherine Morin-Desailly, L'Union européenne, colonie du monde numérique ?, rapport d'information n° 443, Sénat, Paris,20 mars 2013.

[11] L'irrésistible ascension du numérique Quand l'Europe s'éveillera, Didier Lombard (Président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et ex-PDG de France Télécom), novembre 2011, éd. Odile Jacob, 300 pages, 22,90 euros.
http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l1201m.htm

[12] Maître de conférences à l'Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.

[13] https://www.qwant.com/

[14] Voir communiqué de l'EPI :
https://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1704b.htm