image

 

image

Google, Amazon, Facebook, Microsoft et Apple ont bâti des royaumes en accumulant une masse considérable de données. Si personne ne remet en cause l’utilité de leurs services, les monopoles qu’ils ont créés suscitent de plus en plus de critiques. En Europe, mais aussi désormais aux Etats-Unis, des appels à la régulation sont lancés.

         Partager https://www.letemps.ch/economie/2017/10/22/puissance-empires-technologie-inquiete%3Futm_source%3Dtwitter%26utm_medium%3Dshare%26utm_campaign%3Darticle%20&via=letemps">Tweeter Partager

Omniprésents dans notre vie quotidienne, Google, Amazon ou Facebook inquiètent par la puissance qu'ils ont acquise en l'espace de quelques mois.

 

C’est un réseau social qui accapare plus de cinquante minutes par jour à chacun de ses 2 milliards d’utilisateurs. C’est un moteur de recherche qui répond à plus de 60 000 requêtes chaque seconde. C’est un site web qui ne vendait au début que des livres et qui désormais loue vingt Boeing 767. C’est une société fondée en 1975 qui fait encore aujourd’hui tourner plus d’un milliard d’ordinateurs avec ses systèmes. Et c’est enfin un vendeur de smartphones de luxe qui détient 261,5 milliards de dollars en cash.

Facebook, Google, Amazon, Microsoft et Apple. Nos vies sont devenues indissociables de ces géants américains de la technologie. La moitié des Suisses utilise un iPhone, l’autre moitié un appareil tournant avec Android, le système de Google. Avec Windows, Microsoft contrôle encore 85% de nos ordinateurs. Et sans faire de bruit, Amazon est devenu en Suisse numéro deux du e-commerce.

Il y a peu, les dirigeants de ces géants étaient vus comme des demi-dieux, bienfaiteurs de l’humanité. Facebook allait apporter «de meilleures solutions à certains des plus grands problèmes de notre époque», affirmait Mark Zuckerberg. «Notre ambition est de créer le meilleur des mondes», écrivait Eric Schmidt, président de Google, dans un livre.

Une réputation qui s’étiole

Mais depuis peu, l’étoile de ces géants pâlit. Dans son livre The Four: The Hidden DNA of Amazon, Apple, Facebook, and Google, paru il y a quelques semaines, Scott Galloway s’interroge sur «une société qui refuse de divulguer à des enquêteurs fédéraux des informations sur un acte de terrorisme intérieur [la tuerie de San Bernardino, ndlr], avec le soutien de fans qui voient l’entreprise comme une religion».

 

Il évoque ce «réseau social qui analyse des milliers d’images de vos enfants, transforme votre téléphone en appareil d’écoute et vend cette information à des sociétés de l’indice Fortune 500. Il parle aussi de «cette plateforme publicitaire qui, dans certains marchés, détient 90% des parts de l’un des secteurs les plus lucratifs dans les médias, évitant toute régulation anticoncurrentielle via des poursuites judiciaires agressives et des lobbyistes».

La méfiance, voire la colère, est depuis peu croissante contre ces géants accusés d’abuser de positions dominantes qu’ils n’ont mis que quelques mois à construire en avalant des masses considérables de données personnelles. La défiance envers Google ou Facebook était jusqu’à présent perceptible en Europe. Désormais, elle s’étend à la côte est des Etats-Unis. Rien ne dit que ce mouvement de protestation ne dure. Ni n’aboutisse à des mesures concrètes. Mais il a le mérite de mettre en lumière des pratiques tendancieuses d’entreprises devenues incontournables. Voici les trois points qui suscitent cette colère à l’automne 2017.

 

Une domination absolue et des pratiques anticoncurrentielles

L’esprit «don’t be evil – ne faites pas de mal» des premières années de Google semble évanoui. En l’espace de quelques semaines, Google a multiplié des pratiques assimilées par beaucoup à des abus de pouvoir. Il a rendu son service «Docs» incompatible avec le navigateur web Opera, concurrent de… Google Chrome. Il a rendu la vie impossible à un autre navigateur concurrent, Vivaldi, en l’empêchant de faire la publicité au sein de… Google. «Cette société, qui détient tant un monopole dans la recherche et la publicité, montre qu’elle est incapable de résister à la tentation d’abuser de son pouvoir, a écrit Jon von Tetzchner, cofondateur de Vivaldi, sur son blog. Je suis triste de voir la transformation de cette entreprise geek et positive en une brute en 2017. Bloquer des concurrents pour de minces raisons montre que les plaintes pour pratiques anticoncurrentielles sont crédibles.»

Google détient 91% du marché de la recherche et 71% de celui de la publicité liée aux recherches. Depuis quelques mois, l’Union européenne s’intéresse de près à la multinationale, multipliant les enquêtes à son égard. En juin, Bruxelles lui infligeait une amende de 2,42 milliards d’euros, l’accusant d’abus de position dominante dans la recherche en ligne afin de favoriser son comparateur de prix «Google Shopping». Et Margrethe Vestager, pugnace commissaire à la concurrence, enquête aussi sur Android. «L’objectif de ces géants de la technologie est de tirer profit d’un marché mondial tout en empêchant la compétition ou l’arrivée de nouveau acteurs, analyse Solange Ghernaouti, professeure à HEC Lausanne et spécialiste en cybersécurité. Ils utilisent tous les moyens à disposition pour croître tout en limitant la possibilité aux gouvernements d’intervenir et de réguler leur comportement pour l’intérêt public. Pour cela, ils détournent les règles à leur seul avantage et imposent leur vision du monde.»

Même Amazon, considéré pendant longtemps comme un spécialiste du e-commerce qui allait enfin réveiller la grande distribution, commence à faire peur. Son rachat, cet été, de la chaîne de produits bio Whole Foods pour 13,2 milliards de dollars inquiète. Et même aux Etats-Unis, où le représentant démocrate de Rhode Island David Cicilline a estimé que ce rachat «soulevait d’importantes questions de concurrence: comment la transaction va affecter le futur des épiceries? Est-ce que cette domination va entraver la concurrence? Est-ce que les lois antitrust fonctionnent bien pour offrir du choix et des bas prix pour les familles américaines?»

Amazon est encore discret en Suisse – même s’il est déjà le deuxième site de e-commerce le plus utilisé du pays, avec 591 millions de francs de chiffre d’affaires en 2016. Mais au niveau mondial, Amazon est un géant. Il compte plus de 350 000 employés – devant Nestlé et ses 328 000 collaborateurs – et devrait en ajouter 100 000 de plus en un an. Amazon produit des séries TV, impose son assistant personnel à des millions d’Américains, livre des aliments frais, lance des marques de vêtements… Parti de rien, il met une pression considérable sur Walmart, numéro un mondial du supermarché. Cette quête de nouveaux territoires a un prix: les salariés. Plusieurs cas frôlant l’exploitation ont été dénoncés, par exemple autour d’entrepôts en Ecosse: des salariés obligés à dormir dans des tentes ou des livreurs forcés de faire leurs besoins dans leur camion pour ne pas prendre de retard.

Amazon devait être un magasin vendant de tout, mais ce n’était rien. Donc ils se sont lancés dans les services cloud. Ils sont devenus un studio de cinéma. Maintenant ils possèdent votre épicerie bio. Et leur but est révélé par leur assistant personnel

Amazon est l’exemple parfait d’un géant qui s’est étendu très rapidement à de nouveaux marchés. Il n’est pas le seul. «Google et Apple ont été tout à fait exceptionnels dans leur capacité à entrer dans des industries qu’elles ne connaissaient pas, tout d’abord la téléphonie mobile, puis l’automobile et la santé, analyse Hervé Lebret, responsable du fonds Innogrant d’aide au démarrage pour les entreprises de l’EPFL. L’effet positif est l’innovation. Et la menace va surtout en direction des grandes entreprises traditionnelles: pensez à l’industrie automobile allemande par exemple.»

C’est un siphonnage des revenus, notamment des créateurs de contenu, que Google ou Facebook ont réalisé, estimait récemment Jonathan Taplin, auteur de Move Fast and Break Things: How Facebook, Google and Amazon Cornered Culture and Undermined Democracy: «Les gens ne consultent pas moins d’informations, n’écoutent pas moins de musique, ne lisent pas moins de livres ou ne regardent pas moins de films. L’augmentation massive du chiffre d’affaires des monopoles numériques a abouti à une baisse massive de revenus pour les créateurs de contenu. Les deux sont liés.»

Pour Franflin Foer, auteur du livre World Without Mind, ces sociétés sont très différentes des monopoles classiques: «Elles veulent tout englober. Cela semble conspirationniste, mais regardez: Google a commencé avec la volonté d’organiser le savoir. Mais ce n’était pas une mission jugée assez ambitieuse. Alors ils se sont diversifiés dans les voitures autonomes et les sciences de la vie. Amazon devait être un magasin vendant de tout, mais ce n’était rien. Donc ils se sont lancés dans les services cloud. Ils sont devenus un studio de cinéma. Maintenant ils possèdent votre épicerie bio. Et leur but est révélé par leur assistant personnel. Ils veulent vous réveiller le matin et être en conversation avec vous toute la journée via ses petites boîtes d’intelligence artificielle», expliquait-il récemment à Wired.

 

2 Des masses de données ingérées sans contrôle

«Move fast and break thing», affirmait Mark Zuckerberg à ses débuts. Si Facebook et les autres géants ont pu grandir si vite, c’est notamment grâce à la somme colossale de données récoltées sur leurs utilisateurs. Et cela pose de plus en plus problème. «Je fais un parallèle avec la colonisation: soumission du plus faible au plus fort, esclavage, travail gratuit, prise en otage des ressources du pays, imposition des règles de comportement, des prix… Nous assistons aujourd’hui à la colonisation numérique par des fournisseurs de services qui font travailler «au noir» les individus à la production des données, en échange d’un service dit gratuit afin que ces acteurs hégémoniques en position de monopole les transforment en gains financiers», lance Solange Ghernaouti. Pour la professeure, «si un service est gratuit, cela signifie que l’utilisateur le paye en nature avec ses données et qu’il en est de ce fait dépossédé». Et selon elle, «les fournisseurs ont tous les droits – y compris ceux de modifier de manière unilatérale les conditions d’utilisation». En face, les utilisateurs n’ont aucun droit, estime-t-elle, et encore moins de choix, car «il y a de moins en moins de possibilités de s’en passer, certaines applications ou services étant rendus obligatoires…»

Et cette accumulation de données va s’accélérer, estime Franklin Foer: «Si ces entreprises ont eu du succès, c’est qu’elles ont récolté davantage de données et mieux que leurs concurrents, ce qui les incite à effectuer une surveillance encore plus importante pour maintenir leur avantage compétitif.»

C’est donc à un siphonnage de données que l’on assiste, via l’entrée sur de nouveaux marchés ou le rachat de sociétés. «Google acquiert jusqu’à une entreprise par semaine. Des empires tentaculaires aspirent autant de données que possible», écrivait récemment Nick Srnicek, auteur de Platform Capitalism. Selon lui, «davantage de données signifient un meilleur «machine learning», de meilleurs services, davantage d’utilisateurs et plus de données… (..) Lorsqu’une entreprise d’intelligence artificielle prend un avantage décisif face à ses concurrents, sa position devient extrêmement puissante.» Nick Srnicek conclut: «Si nous ne prenons pas aujourd’hui le contrôle de ces plateformes monopolistiques, nous risquons de les laisser posséder et contrôler les infrastructures de base du XXIe siècle.»

 

3 Des inquiétudes pour la démocratie

Les ingérences russes dans la dernière élection présidentielle américaine ont montré comment Facebook a pu être utilisé de manière cachée. Les «dark posts», soit des messages sponsorisés adressés uniquement à des profils ciblés, se sont multipliés. Un exemple? Au soir du troisième débat entre Hillary Clinton et Donald Trump, Cambridge Analytica estime que 175 000 messages différents (parfois différents de quelques mots, d’une couleur) ont été envoyés à des groupes parfois aussi petits qu’un quartier… Facebook dit avoir été instrumentalisé, tout comme Google: certains de ses services tels YouTube et Gmail ont affiché chez certains utilisateurs des publicités à visée politique destinées à désinformer les électeurs pendant la campagne électorale.

Pour Pierre Omidyar, fondateur d’eBay, l’importance acquise par ces plateformes les transforme en champs de bataille. «Les gouvernements turcs, chinois, israéliens, russes ou britanniques sont connus pour avoir déployé des milliers de personnes actives qui gèrent de multiples comptes pour retourner ou contrôler l’opinion publique». Selon lui, «les réseaux sociaux créent des bulles d’informations et d’opinions unilatérales, diffusant des vues biaisées et diminuant les possibilités de tenir et lire des discussions saines».

Mark Zuckerberg a beau avoir dévoilé, fin septembre, un plan en neuf étapes pour que Facebook ne soit plus utilisé pour faire basculer une élection, les critiques demeurent vives. Elles touchent aussi Twitter, accusé de ne pas porter assez d’attention à ce qui est publié. Mais aussi à censurer trop facilement. Un exemple: Donald Trump, fort de 40,8 millions de «followers». Rebecca Buckwalter-Poza, écrivaine, et Brandon Neely, policier, ont été bloqués du compte du président pour l’avoir critiqué. «D’où la question: est-ce que des plateformes comme Twitter sont soumises au premier amendement? Y a-t-il un droit à la liberté d’expression sur des médias sociaux possédés par des entreprises privées?» s’interrogeait récemment Lincoln Caplan, chercheur à Yale.

. Le Temps vous propose plusieurs articles pour vous plonger dans ce dossier: 

   Trois solutions pour maîtriser les géants de la technologie

 

Trois idées de solutions pour maîtriser les géants de la technologie

Depuis plusieurs semaines, les idées fusent, des deux côtés de l’Atlantique, pour tenter de maîtriser la puissance de Google, Amazon ou Facebook. Voici les trois principales

Omniprésents dans notre vie quotidienne, Google, Amazon ou Facebook inquiètent par la puissance qu'ils ont acquise en l'espace de quelques mois. Le Temps vous propose plusieurs articles:

Depuis plusieurs semaines, les idées fusent, des deux côtés de l’Atlantique, pour tenter de maîtriser la puissance de Google, Amazon ou Facebook. Voici les trois principales.

Réguler

Aujourd’hui, ces sociétés n’ont quasiment aucun compte à rendre. Du coup, les appels à la régulation se multiplient. «C’est totalement paradoxal: le consommateur est nu, transparent, et ceux qui possèdent et maîtrisent ses données sont totalement opaques, estime Solange Ghernaouti. On ne connaît rien de leurs processus internes, comment ils stockent les données, comment ils les traitent, la durée de stockage, la finalité des traitements… Il faut imposer à ces sociétés de la transparence, les obliger à rendre des comptes, se donner la possibilité d’effectuer des audits.»

Selon Scott Galloway, auteur du livre The Four: The Hidden DNA of Amazon, Apple, Facebook, and Google, «nous nous dirigeons vers une régulation. De nombreux élus américains estiment que ces plateformes ont été utilisées pour affaiblir notre démocratie. Cela pourrait être un changement important d’attitude de la part du public et du gouvernement pour traiter différemment ces entreprises», estimait-il récemment sur CNBC.

Aux Etats-Unis, des appels pour réguler ces sociétés, surtout Facebook, se sont fait entendre tant de la gauche que de la droite – Stephen Bannon appelant même à les traiter comme des services publics. Selon lui, Facebook et Google sont devenues des nécessités dans le monde moderne. Elles sont devenues des monopoles naturels, un peu comme une compagnie de chemin de fer ou de distribution d’eau.

Casser ces sociétés

Casser Amazon, Facebook ou Google en plusieurs entités pour répartir ainsi leur pouvoir, l’idée – mais ce n’est qu’une idée – commence à être évoquée. «Si je devais conseiller Amazon, je leur conseillerais de transformer Amazon Web Services (les services cloud, ou d’informatique en nuage, ndlr) en une société externe. Cela augmenterait sa valeur et devrait tenir à l’écart les régulateurs pour plusieurs années», estimait récemment Scott Galloway.

Il n’est pas le seul à penser cela. Cette semaine, Ev Ehrlich, président de la société de conseil ESC et ancien sous-secrétaire au Commerce, écrivait ceci dans USA Today: «Il est temps de réfléchir à séparer la recherche de Google de ses services de publicité, ou de ne plus protéger les plateformes technologiques lorsqu’elles ferment les yeux sur le trafic d’êtres humains pour le sexe ou sur le piratage commercial. Il nous faut une nouvelle loi pour démystifier ces algorithmes qui vous suivent et qui contrôlent votre expérience en ligne.»

Ces appels ne sont de loin pas majoritaires, surtout, bien sûr, aux Etats-Unis. D’autant que certains avertissent que cela pourrait avoir des effets négatifs sur les internautes: pourquoi avoir dix réseaux sociaux alors qu’un seul est si pratique. De plus, si Facebook ou Google devait être coupées en sept sociétés, comme AT&T dans les années 1980, rien ne garantit que l’un de leurs rejetons ne devienne à son tour extrêmement puissant.

Compter sur l’Europe

La Commission européenne a un long historique de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles des géants de la technologie: elle punissait Microsoft en 2013 pour avoir favorisé son navigateur Explorer, imposait une amende à Facebook cette année pour lui avoir caché des informations lors du rachat de WhatsApp, forçait Amazon à mieux traiter les éditeurs de livres et bien sûr ouvrait plusieurs enquêtes contre Google, avec à la clé une amende de 2,6 milliards de francs.

Selon Scott Galloway, l’Europe va poursuivre son combat, d’autant que «ces pays ont tous les désavantages des géants technologiques, avec seulement une fraction des bénéfices». Hormis le Luxembourg et l’Irlande, les membres de l’Union européenne ont les pires difficultés à faire payer à ces sociétés des impôts qu’ils estiment juste. Et ce n’est pas pour rien qu’Apple et Amazon communiquent largement chaque fois qu’elles créent des emplois sur sol européen. Scott Galloway s’attend que, dans les années à venir, Bruxelles inflige une amende de plus de 10 milliards de dollars à l’un des géants américains de la technologie pour pratiques anticoncurrentielles. Pour l’heure, aucune amende de ce type n’a été imposée par Washington. Et la plupart des sanctions prises en Europe contre ces entreprises n’a pas eu d’impact sur leur activité en dehors du continent.

«Je crains qu’entrer en matière ne conduira qu’à de longues batailles juridiques qui maintiendront in fine le statu quo. Je crois plus à la fiscalité redistributrice qu’à détruire de la valeur», estime Hervé Lebret, responsable du fonds Innogrant d’aide au démarrage pour les entreprises de l’EPFL. Et de conclure: «Les Américains sont bien sûr fiers des succès des GAFA, c’est la grande différence avec les Européens.»

 

   Pascal Saint-Amans (OCDE): «Il faut que les géants de la technologie soient taxés comme les autres»

Pascal Saint-Amans: «Il faut que les géants de la technologie soient taxés comme les autres»

Pascal Saint-Amans, directeur de politique et d’administration fiscale de l’OCDE, présentera le 1er novembre à San Francisco des propositions de réformes sur la fiscalité des géants de la technologie

Le Temps: Il y a une semaine, vous appeliez à ne pas trop taxer les géants du Web. Cela peut sembler paradoxal, vu qu’il est reconnu qu’ils ne sont de loin pas assez imposés…?

Pascal Saint-Amans: La situation actuelle est en effet anormale, leur charge fiscale est extrêmement faible en raison de plusieurs facteurs. Le système fiscal international n’a pas été conçu pour imposer les activités numériques. En second lieu, des pratiques fiscales abusives se sont généralisées et sont  impactées par nos travaux sur BEPS (l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, ndlr). Mais il ne faudrait pas surréagir en imposant trop lourdement ces sociétés. Un Google s’en relèverait, mais sans doute pas des acteurs de plus petite taille. Il faut que ces entreprises soient taxées comme les autres et que l’on trouve des solutions de long terme.

Mais les Etats-Unis rejettent les idées européennes, notamment celle de taxer le chiffre d’affaires...

Les Etats-Unis veulent une approche de principe et leur approche est plutôt pragmatique. Ils disent que des solutions de court terme comme une taxe sur le chiffre d’affaires seraient toxique, mais que si certains pays veulent un tel régime d’imposition, il faut qu’il soit limité dans le temps avant que l’on trouve une solution globale.

Les Etats-Unis ont tout intérêt à faire en sorte que les géants du Web rapatrient sur sol américain les milliards parqués à l’étranger.

Oui, plus de 2600 milliards de dollars sont parqués hors des Etats-Unis dont une partie provient des sociétés du numérique. C’est pourquoi les Etats-Unis sont en train de travailler à leur réforme fiscale qui devrait contribuer à résoudre ces problèmes.

Lire également: Pourquoi la puissance des empires de la technologie inquiète

Mais en Europe surtout, la colère monte. Comment justifier à Casino, Carrefour ou Tesco qu’Amazon est nettement moins taxé alors qu’il offre des services comparables?

Nous comprenons cette frustration et il est important d’avancer pour rétablir de bonnes conditions de concurrence. C’est ce qui a été fait en matière de TVA. Mais nous trouverons aussi des solutions en matière d’impôt sur les sociétés.

Dans quel délai?

Nous présenterons un rapport au G20 au printemps prochain qui posera les questions de fond pour une solution de long terme et explorera les contraintes pour une solution de court terme. J’ai bon espoir que des solutions seront ensuite rapidement développées même si la complexité des questions va nécessiter des discussions entre tous les pays.

Quand la technologie pirate la civilisation

Dans une société où des entreprises omnipotentes sont elles-mêmes dépassées par leur succès, des risques sérieux pèsent sur la démocratie

Nous sommes à ce moment de l’histoire de l’humanité où tout le monde cherche des réponses à la même source: Google. C’est totalement inédit. C’est même perturbant, si nous continuons de penser que le respect de la diversité est intimement lié à la notion de progrès. Et effrayant, si nous n’avons pas d’autre horizon que la seule vérité fabriquée pour tous par une entreprise omnipotente.

L’historien Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens et plus récemment de Homo Deus, le rappelle: aucune civilisation n’est éternelle. Et l’histoire des hommes n’est pas constituée que de progrès: elle emprunte parfois des voies de traverse quand ce ne sont pas des grands bonds en arrière. L’essayiste estime que nous sommes désormais prêts à retourner à l’ère médiévale. La richesse provenait autrefois de la possession de la terre, puis des moyens de production, elle reposera désormais uniquement sur l’information.

Les données: un nouveau graal

Celui qui détient les données détient la richesse. Et, comme bien peu ont accès à ce nouveau graal, la concentration du pouvoir entre quelques mains transformera radicalement la société où s’opposeront, d’un côté, une élite dirigeante très restreinte et, de l’autre, une masse vassalisée par le traitement de ses données par les premiers.

Face à ce risque, faut-il s’en remettre aux seules bonnes intentions de Google, Apple et autres Amazon? Sûrement pas. Le paradoxe avec ces sociétés tient au fait qu’elles sont elles-mêmes dépassées par leurs succès. Elles ne se rendent pas compte de la puissance de leurs propres outils et de l’effet démultiplicateur qu’ils peuvent générer.

 

Les risques pour la démocratie

Il n’a ainsi fallu que 100000 dollars au Kremlin pour faire dérailler la dernière élection présidentielle américaine grâce à une campagne de propagande sur Facebook. 100000 dollars, soit l’équivalent de sept pages de publicité dans le journal que vous avez sous les yeux. Si le pays qui se veut la plus grande démocratie du monde est fragile à ce point, alors tous le sont.

Nous ne sommes pas encore revenus au Moyen Age. Mais il faut impérativement remettre de l’équilibre dans un système où certaines entreprises sont désormais aussi puissantes que les plus grands Etats et où rien ne semble pouvoir éteindre les risques que ces dernières font peser sur la démocratie.

Les Européens imaginent des taxes, les Américains évoquent l’idée de casser ces sociétés en plusieurs morceaux afin de limiter leur pouvoir. La réflexion ne fait que commencer, mais elle doit aboutir rapidement. S’il n’y a pas de contre-pouvoir aux GAFA, alors le futur de notre civilisation sera en jeu.