L'Oulipo : faire de la poésie un jeu

Créer à partir de contraintes

Par Frédéric Duriez , le 12 juillet 2016 | Dernière mise à jour de l'article le 22 août 2016

L'oulipo est "l'ouvroir de la littérature potentielle". Créé en 1960, ce groupe de poètes continue d'exister et de créer. Certains membres en ont connu les premières heures, et de nouveaux artistes rejoignent l'équipe, dont certains n'étaient pas nés à la création du mouvement. Ils sont souvent poètes, mais parfois mathématiciens ou scientifiques.

Choisir ses contraintes

Leur point commun : construire leur oeuvre à partir de contraintes. Selon leurs propres termes, l'oulipien serait un rat qui crée son propre labyrinthe et essaie d'en sortir... Est-ce bien nouveau ? Les alexandrins, les sonnets se construisent aussi sur des contraintes. Mais les oulipiens les multiplient et les compliquent à souhait. Inventer des contraintes fait partie du processus créatif. Le site des oulipiens en présente plus d'une centaine, qui pourraient bien inspirer les professeurs de français ou de techniques d'expression.

Parmi les pionniers, Raymond Roussel est le premier coupable de ce que les oulipiens appellent le "plagiat par anticipation". Un plagiaire par anticipation est tout simplement un auteur qui a appliqué les règles de l'Oulipo... avant l'Oulipo. Et effectivement, dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, Raymond Roussel explique qu'il a choisi une première phrase, puis la dernière en ne changeant qu'une seule lettre. Mais ce très léger changement provoque un changement de signification de toute la phrase...

« Je choisissais deux mots presque semblables (...). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :

1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…
2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.

Dans la première, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ».
Dans la seconde, « lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d'« homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».
Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux. »

Il lui a ensuite suffit d'écrire le livre entre ces deux phrases.

Quelques jeux

Les oulipiens créent des contraintes qui sont autant de jeux. Dans un éditorial qu'il leur consacre dans le magazine littéraire, Laurent Nunez fait un rapprochement entre le jeu et la création littéraire qui exprime très clairement leur démarche. Il cite Roger Caillois, l'auteur de Les jeux et les hommes.

caillois

Les jeux qui font intervenir l'inattendu

S + 7 consiste à prendre un poème d'un auteur classique, et à remplacer chaque substantif (un nom) par celui qui se trouve sept places plus loin dans un dictionnaire. Le résultat est déroutant. Mais les Oulipiens, contrairement aux surréalistes, ne cherchent pas à réveiller des significations cachées ou inconscientes. Les psychanalystes ne font pas partie de leurs lectures favorites. L'intérêt des Oulipiens porte surtout sur les jeux formels.

 Freud gentiment chassé

Ces changements aléatoires mettent en évidence la structure des vers qu'ils transforment.

Raymond Queneau en propose une variante en M+1, à condition que la métrique soit respectée.

Je suis le tensoriel, le vieux, l’inconsommé
Le printemps d’Arabie à la tourbe abonnie
Ma simple étole est molle et mon lynx consterné
Pose le solen noué de la mélanémie. […]

Pour faire émerger un sentiment d'absurde sur une syntaxe impecccable, les oulipiens fusionnent des proverbes, pour en faire des "perverbes".

On ne fait d’omelette que mal accompagné
Petit à petit, les borgnes sont rois
L’espoir ne fait pas le moine

De la même manière, et plus radical encore, les oulipiens fusionnent parfois deux poèmes. Dans un sonnet classique, les six derniers pieds de chaque alexandrin sont remplacés par ceux d'un autre sonnet.

Certains jeux de langage amènent des résultats qui font sourire : le tireur à la ligne consiste à prendre un texte simple, et à l'augmenter progressivement, comme le ferait un journaliste payé au nombre de signes. La littérature définitionnelle remplace les termes d'un poème par leur définition, puis les termes du nouveau textes à leur tour par leur définition. Le résultat amuse, il fait apparaître une langue technocratique et ampoulée là où tout était très simple !

quatre oulipiens

L'intervention du hasard, et ses limites

Les contraintes énoncées sont lourdes. Si je prends le septième substantif dans le dictionnaire pour remplacer celui d'un poème, je risque de tomber sur un mot faible, qui n'évoquera rien dans le contexte du poème. La règle doit-elle primer sur l'esthétique ? Non répondent les Oulipiens, qui ont réinventé le clinamen des épicuriens. Rappelons que pour Lucrèce, le clinamen est cette déviation très légère et imprévisible des atomes, qui leur permet de s'entrechoquer, et qui offre un échappatoire au déterminisme absolu.

Les Oulipiens se permettent quelques "clinamens". Ils s'éloignent de la règle, lorsqu'elle amène des propositions sans intérêt. Si je fais un poème S+7, et si le dictionnaire m'indique un substantif qui sonne mal... je peux prendre le suivant. Entre la règle, et un beau vers, l'oulipien choisit bien entendu le beau vers !

Des contraintes très lourdes

Si les oulipiens font intervenir l'inattendu et la surprise, ils inventent aussi des règles contraignantes qui nécessitent une excellente maîtrise de la langue.

Parmi les plus poussées, celle qui consiste à n'utiliser qu'un nombre réduit de lettres, ou à en exclure une, le lipogramme. Le plus célèbre est dû à Georges Perec, qui a choisi la difficulté en supprimant la lettre la plus utilisée de la langue française, le "e" dans son roman, La disparition.

Pour les quatre-vingt ans de Jacques Roubaud, Michèle Audin écrit un "beau présent". Le beau présent est un hommage qui n'utilise que les lettres qui composent son nom. Elle le double d'un "A supposer que...", contrainte qui consiste à écrire un texte d'un seule phrase, amorcé par l'expression "A supposer que...". On pourrait craindre que l'excès de règles n'empêche toute sensibilité. Il n'en est rien, et pour s'en convaincre, il suffit de lire ce beau présent.

Les oulipiens sont des amateurs d'acrostiches, ces poèmes où les premières lettres de chaque vers forment un mot. Ils inventent ou utilisent des variantes, comme l'acrostiche brivadois, contrainte inventée par une classe d'élèves de dix et onze ans, et adoptée par les oulipiens.

 Des règles pour bousculer son style

Les contraintes oulipiennes obligent parfois l'auteur à expérimenter d'autres styles. Ainsi, les exercices de style de Raymond Queneau racontent la même histoire de 99 façons différentes.

Les hyper-romans sont des romans donnent naissance à des variantes. Le voyage d'hiver, de Perec, se poursuit par le voyage d'hier, de Roubaud, et par une vingtaine d'autres textes, qui ensemble constituent un hyper-roman.

Italo Calvino, dans Si par une nuit d'hiver, un voyageur, écrit dix débuts de romans, en s'appropriant à chaque fois un style différent. La visée est plus ambitieuse qu'un simple exercice d'écriture. Dans un entretien accordé au Monde en 1979, il explique :

Mon livre contient dix romans différents ou, plus exactement, dix débuts de roman : chacun d’eux correspond à un type de roman que j’aurais pu écrire et que je n’ai pas écrit. Cette liste de romans possibles est un catalogue de voies que j’ai écartées, mais ces voies n’expriment pas seulement des types de littératures, ce sont aussi des attitudes humaines, des formes de rapport avec le monde : mon livre aboutit donc à passer en revue toutes les routes fermées qui nous entourent, il est une allégorie de notre difficulté à dire le monde.

Créer des activités d'écriture autour des oeuvres oulipiennes.

Beaucoup d'enseignants se sont appuyés sur leurs jeux littéraires pour sensibiliser les élèves à l'écriture. Caroline Duret, de l'institut international de Lancy, à Genève, a proposé un "Fablab poétique à travers la ville". Elle a conçu trois activités. TRAMes poétiques consiste à écrire dans le tramway, un vers entre chaque station, une strophe pour l'aller et une pour le retour. "L'oeil écoute les mots de la ville" invite à produire un texte littéraire à partir des mots de Genève. «L'écho des voies» fait parler une voie de la ville... Caroline Duret appuie son travail sur l'utilisation de tablettes, qui rendent possible une écriture dans la ville et même dans les transports.

Olivier Salon, Oulipien a travaillé avec des classes d'élèves de 11 ans, 14 et 15 ans sur des ateliers de découverte et de création au lycée français d'Irlande de Dublin. Ces activités, coordonnées par Dorothée Potter-Daniau ont touché 70 élèves.

L'Oulipo, ouvroir de la littérature potentielle, se révèle donc aussi un ouvroir de la pédagogie potentielle. Les contraintes sont autant de pistes d'activités pédagogiques, et les outils numériques ouvrent encore davantage les possibilités de créer des labyrinthes, et de tenter d'en sortir...

Ressources

C. Delacampagne, « Entretien avec I. Calvino », Le Monde, 16 décembre 1979

 Oulipo, "Contraintes", consulté le 10 juillet 2016,
http://oulipo.net/fr/contraintes

Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, Paris, Gallimard, coll. « L'Imaginaire », 1995

FJ Jarraud, Le café pédagogique, Caroline Duret : un Fablab poétique au lycée publié le 5 octobre 2015, consulté le 10 juillet 2016.
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/10/05102015Article635796208131699224.aspx

Dra Haydé Silva Ochoa, Surréalisme vs Oulipisme : deux poétiques de jeu incompatibles, consulté le 10 juillet 2016,
http://lewebpedagogique.com/jeulangue/files/2011/01/SurrOulipo.pdf