1 Issu d’une rencontre tenue en 2012 à Paris1 sous l’égide de l’Institut des sciences de la communication du CNRS, cet ouvrage entend présenter une synthèse didactique des problématiques actuelles touchant à la question de « l’augmentation humaine ». Face à la multiplication des travaux consacrés à cette thématique et à l’urgence d’une réflexion éthique qui s’en dégage, ses auteurs souhaitent, comme le précise Édouard Kleinpeter dans sa présentation générale, interroger les enjeux et les controverses en cours autour de la figure de l’humain augmenté, en évitant l’« exaltation sensationnaliste » ou le « pessimisme désabusé » (p. 15) qui déterminent habituellement les débats à ce propos. Le volume rassemble donc des interventions de différents spécialistes (historiens, philosophes, sociologues, psychologues, ingénieurs, spécialistes de la communication, et responsables associatifs) organisées autour de trois pôles d’interrogation principaux que sont le sens et les enjeux de la notion d’augmentation, la transformation de notre rapport identitaire au corps, ainsi que la problématique du transhumanisme et du futur qu’il dessine.

2 Une première série d’articles se penche donc sur la notion d’augmentation, pour en déterminer le sens, les enjeux, les formes et les difficultés. Simone Bateman et Jean Gayon reviennent tout d’abord sur les choix de traduction du terme anglo-saxon original enhancement, avant de rappeler que cette notion recouvre trois strates de significations (p. 31) : l’augmentation des capacités de l’individu, l’amélioration de la nature de l’homme et l’amélioration de soi (entendue comme réalisation personnelle dans le dépassement de soi-même). Jacques Perriault interroge pour sa part l’historicité de l’augmentation, en recherchant dans l’histoire des sciences et des techniques des exemples d’hybridation entre le corps et la technologie. Retournant aux fondements de la mythologie grecque, François Dingremont offre une intéressante mise en perspective historique du transhumanisme grâce au concept antique de charis. Il propose d’envisager l’augmentation humaine, non plus sous l’égide de l’hubris, cette démesure qui conduisit Prométhée à voler le feu aux Dieux ou Icare à se bruler les ailes, mais comme cette grâce (charis) donnée par les Dieux pour devenir meilleur, plus séduisant, plus apte à réaliser son destin. Bernard Claverie et Benoît Le Blanc présentent ensuite un panel assez complet et très didactique des modes d’augmentation actuels et à venir. Ils distinguent les technologies existantes comme les prothèses cardiaques, les implants cochléaires, les exosquelettes ou les produits pharmaceutiques dopants ou psychotropes ; les technologies émergentes, tels l’ingénierie génétique qui consiste à intervenir directement sur les gènes des individus ou le bodyhacking qui explore les possibilités d’hybridation entre l’homme et la machine ; enfin les technologies les plus spéculatives comme l’usage de nanorobots pour modifier le fonctionnement de notre cerveau, ou le transfert de notre personnalité dans un corps virtuel en forme d’avatar. Célestin Sedogbo fait écho à ce panorama en rappelant l’intérêt qu’il y a pour les industriels de penser les effets que les améliorations techniques des systèmes d’exploitation ou de communication peuvent avoir sur les fonctions cognitives humaines. Enfin, Jérôme Goffette réaffirme, par le biais de la notion d’anthropotechnie, la nécessité de distinguer cette intervention sur l’homme en vue de son amélioration de la pratique médicale traditionnelle de la réparation.

3 La seconde série d’articles propose de questionner les modèles identitaires – à la fois individuels et collectifs – ainsi que les rapports au corps impliqués ou engendrés par cette augmentation. Benoit Walter témoigne tout d’abord de son expérience d’agénésique prothésé, insistant sur le fait qu’il ne se sent pas comme un homme augmenté, malgré son attachement intime à la technologie. Bernard Andrieu interroge ensuite les troubles de constitution de l’identité qui peuvent résulter des transformations effectuées sur l’homme. Il prend notamment l’exemple de Clint Hallam qui fit retirer les bras qu’on lui avait greffés, ne supportant pas ces éléments corporels extérieurs, et s’interroge sur la nature essentiellement hybride, métissée et donc troublée de l’homme. Damien Issanchou et Éric Léséleuc exemplifient ces questionnements en présentant le cas médiatique d’Oscar Pistorius (athlète amputé des deux tibias et outillé de prothèses) et les difficultés rencontrées pour le catégoriser dans le cadre des compétitions sportives internationales. Colin Schmidt questionne finalement les enjeux identitaires de transformation de la communication sous le coup de l’augmentation humaine. À mesure que nous communiquons plus rapidement, grâce à la technologie téléphonique ou informatique, l’ensemble de la communication tend selon lui à se réduire à une simple transmission d’informations. Il convient donc de réfléchir – c’est l’enjeu de sa notion d’« homme étendu » – aux moyens d’améliorer techniquement notre communication, sans pour autant perdre les caractéristiques linguistiques, psychologiques et sociales, bref éthiques, qui en font la richesse.

4 Enfin, la troisième série d’articles propose, dans la lignée des perspectives ouvertes par les précédents, une « interrogation plus prospective » (p. 17) sur la problématique du transhumanisme. Marc Roux, président de l’association française transhumaniste Technoprog!, s’engage dans une défense d’un transhumanisme qu’il affirme véritablement humaniste en s’attaquant aux différents malentendus qui troublent habituellement l’image de son mouvement. Brigitte Munier attire à son tour l’attention sur le risque d’une association trop étroite et systématique de la technologie aux mythes. Enfin, dans un entretien avec Kleinpeter qui clôt l’ouvrage, Jean-Michel Besnier réaffirme, en termes de déshumanisation et d’inégalités sociales, ses craintes à l’égard du transhumanisme. Il dénonce la tendance actuelle qui consiste à ne penser l’homme et ses transformations qu’à travers la question de la technologie et prône finalement l’édification d’une éthique qui contrecarrerait cet envahissement, effectif autant que symbolique, de nos existences par la technologie.

5 Pour résumer, ce livre aborde, en deux cents pages seulement et de manière globalement accessible, la majorité des thématiques et des positions relatives à la question de l’humanité augmentée. Malgré l’inégalité de style et de clarté des articles – constante des ouvrages collectifs –, l’ensemble apparaît comme une synthèse habile ayant pour avantage de rassembler en un seul volume les théories et propos de divers spécialistes du domaine. La création d’un court index en fin d’ouvrage confirme l’ambition synthétique et didactique du collectif qui vise à faciliter l’accès à des questionnements fondés sur des concepts certes devenus communs, mais restant néanmoins complexes. En ce sens, l’ouvrage peut apparaître comme un bon outil pour quiconque souhaite découvrir des questionnements qui sont devenus aussi essentiels qu’incontournables. Seulement, pour le lecteur familier des problématiques touchant au transhumanisme et à l’augmentation humaine, cet ouvrage reste sans grande surprise, si ce n’est peut-être par son parti-pris. Du « technoptimisme » de Marc Roux au « technoscepticisme » de Jean-Marie Besnier, en passant par la position « hybride » de Bernard Andrieu, toutes les postures intellectuelles relatives à l’impact de la technologie sur l’homme semblent être représentées, assurant ainsi une synthèse exhaustive des courants théoriques relatifs à l’augmentation. Mais derrière cette apparente diversité se cache une communauté de pensée des auteurs, qui grève malheureusement l’ambition même de l’ouvrage.

  • 2 Lecourt Dominique, Humain, Posthumain, Paris, PUF, 2003.
  • 3 Foucault Michel, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 2 (...)

6 En effet, qu’ils la perçoivent dans la communication, la vulnérabilité, la souffrance, l’autonomie ou dans le corps biologique, tous les auteurs du collectif reconnaissent l’existence d’une nature humaine fixe et déterminée, envisagée comme une essence ontologique qu’il conviendrait, selon les postures, de préserver, de défendre ou de réaffirmer face aux avancées des technologies. De ce point de vue, qui est celui de l’humanisme traditionnel, le posthumanisme ne peut être envisagé que comme une aliénation de la nature humaine, soit par sa mécanisation, par sa réification ou sa marchandisation. Même les défenseurs du transhumanisme semblent prendre de la distance à l’égard de l’idée de posthumanité, allant jusqu’à militer, comme c’est le cas de Roux, pour un paradoxal transhumanisme humaniste (p. 158). Aucun n’envisage finalement que le posthumanisme puisse être avant tout un questionnement sur l’existence même d’une nature humaine et conduise donc au dépassement non de l’humain, mais de l’humanisme et de son image figée de l’homme naturel. C’est le piège de l’essentialisme que le philosophe Dominique Lecourt avait déjà dénoncé comme un obstacle aux dépassements des débats idéologiques entre bioconservateurs et technoprophètes, dans son étude intitulée Humain, posthumain2. Le problème est ici que ce piège conduit l’ensemble de l’étude de l’humain augmenté à manquer son objet. Envisager la posthumanité de manière positive – autrement dit comme un modèle dans lequel l’augmentation de l’individu, l’augmentation de l’espèce et la réalisation de soi (individuelle et collective) puissent coïncider – n’est pas une démarche idéologique. C’est au contraire une posture logique consistant à prendre au sérieux le concept d’augmentation. En effet, renier la possibilité d’un posthumanisme permettant la réalisation des individus et de la société par l’amélioration de leurs capacités, consiste à exclure la possibilité logique que le concept d’augmentation lui-même soit conséquent, c’est-à-dire que ses trois strates de significations puissent concrètement cohabiter. Ainsi, en considérant que l’homme relèverait d’une nature essentielle, voire d’une essence naturelle, que l’éthique aurait pour charge de préserver, cet ouvrage tend finalement à renier le concept qu’il souhaite pourtant étudier. À moins qu’il faille le comprendre, pour cette même raison, comme le parfait exemple de notre époque, de cette épistémè engluée dans un sommeil anthropologique3 si profond qu’elle est condamnée à constamment retrouver ses propres fondements humanistes dès qu’elle tente de réfléchir à l’avenir de l’homme.

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