1S’il est un sujet qui concerne au premier chef la revue Distances et savoirs, c’est bien celui du e-learning. Or l’expression est porteuse d’ambiguïtés. Dans cet article, nous interrogerons brièvement ce concept mouvant et, par voie de conséquence, nous aborderons des questions relatives au champ couvert par la revue avant de développer une approche particulière, relative à l’enseignement scolaire c’est-à-dire à l’enseignement primaire et secondaire.

2En Amérique du Nord [2][2]L’Amérique est certes un continent mais, dans ce qui suit,… à la fin des années quatre-vingt-dix, le terme e-learning a d’abord désigné l’évolution de l’enseignement à distance fondée, au moins en partie, sur le recours aux technologies Internet [3][3]On s’accorde généralement à considérer que c’est l’entreprise…. Il s’agit alors d’un secteur largement concurrentiel qui concerne essentiellement le domaine de la formation d’adultes. L’utilisation de l’appellation e-learning n’est bien sûr pas innocente. Elle marque l’effet de mode lié aux prévisions irréalistes de l’époque concernant le e-commerce et, au-delà, une forte orientation vers la marchandisation de l’enseignement.

3Début 2000, l’acception du terme s’élargit lorsque l’administration Clinton, faisant sienne une tendance journalistique liée à cette même mode, l’utilise pour donner des couleurs de nouveauté à la révision de son plan quadriennal TICE. Cette démarche aboutira à un rapport-testament ainsi titré, publié en décembre 2000 (cf. Riley et al., 2000). E-learning désigne alors la totalité du champ des technologies éducatives, utilisées en classe comme à distance, pour l’ensemble des niveaux d’enseignement, en formation initiale comme en formation permanente. En mars 2000, pour ne pas être en reste, la Commission européenne lancera sur les mêmes bases une initiative e-learning qui débouchera deux mois plus tard également sur un rapport.

4Distances et savoirs peut-elle ne s’intéresser qu’à la première approche ou bien doit-elle céder aux charmes de la globalisation qu’offre la seconde ? Ce choix apparent n’existe probablement pas vraiment si l’on refuse une perspective d’opérateur de formation pour adopter une posture scientifique.

5Que signifie en effet aujourd’hui la notion de distance ? L’opposer au présentiel fait apparaître une double dimension soit géographique soit temporelle. La distinction synchrone/asynchrone serait à l’évidence trop réductrice pour fonder une ligne de partage. Celle relative à la séparation physique pourrait sembler, à première vue, plus satisfaisante. Elle fait cependant immédiatement surgir une question redoutable à l’heure où les dispositifs hybrides se multiplient. Considérant le cas (certes encore rare mais appelé à se développer) d’un apprenant accédant de manière intégrée dans le cadre d’une séquence éducative en présentiel à l’espace de ressources de l’intranet de son institution de formation (intranet qui n’est pas nécessairement hébergé dans le même lieu). A partir de quelle longueur de câble considèrera-t-on qu’il y a enseignement à distance ? Question qui pourrait donner lieu à d’intéressants échanges rappelant ceux du Moyen Âge sur le nombre d’anges susceptibles de tenir sur la tête d’une épingle.

6Sans doute est-il plus fécond d’interroger une autre dimension, celle de l’ouverture. Elle est en fait, elle aussi, multiple, renvoyant, pour s’en tenir à deux aspects essentiels, d’une part à l’émergence de la figure reine de l’apprenant, à ses pouvoirs aussi bien qu’à ses devoirs et donc aux modèles industriels qui les sous tendent [4][4]Nous pensons aux modèles des industries culturelles :… ; d’autre part, à une remise en cause de l’enseignement frontal et de son modèle transmissif au profit de nouvelles modalités pédagogiques.

7C’est à cette dernière approche que nous nous intéresserons dans ce qui suit en nous centrant d’une part sur l’enseignement scolaire, d’autre part sur la question du renouvellement des usages c’est-à-dire sur le changement de modèle pédagogique au profit du constructivisme et sur le dilemme qui en découle. Pour ce faire, nous nous livrerons à un exercice comparatif, opérant un va-et-vient entre les situations française et américaine, situées à l’opposé en termes de philosophie de l’éducation et de mode d’organisation mais étrangement similaires du point de vue des technologies éducatives [5][5]Dans le texte qui suit, de nombreuses citations américaines ne….

8La situation des technologies éducatives dans l’enseignement primaire et secondaire français peut en effet être schématiquement caractérisée par l’existence d’une tension croissante entre d’une part une masse critique d’équipement [6][6]La notion de masse critique d’équipement mériterait d’être… découlant d’un effort appréciable de la collectivité durant les dernières années et d’autre part des usages qui ne se développent pas au rythme espéré et restent, pour l’essentiel, encore à la marge du système éducatif. Ce constat vaut aussi pour l’Amérique du Nord, ce qui n’a pas manqué de susciter des interrogations sur la justification de ces investissements, tant en France qu’aux États-Unis (cf. Chaptal, 2000 ; Cuban, 2000 a et b ; 2001, Roberts, 1999). Face à cette situation potentiellement dangereuse, des voix se font entendre plaidant pour une transformation de l’école et un développement du constructivisme. L’objectif de cet article est d’éclairer les diverses dimensions de cette question.

9Pour ce faire, après avoir expliqué pourquoi l’analyse critique des situations française et américaine nous parait féconde, nous argumenterons sur le fait que l’accès croissant aux technologies ne se traduit pas nécessairement en termes d’usages. Nous analyserons les quatre attitudes possibles qui en découlent. Nous insisterons spécifiquement sur les deux dernières et d’abord le nouveau paradigme constructiviste qui débouche sur un dilemme. Puis nous conclurons sur le caractère inédit de la situation actuelle qui permet de dépasser celui-ci.

10Cette démarche est fondée sur une analyse des sources écrites disponibles en privilégiant l’angle des possibilités de généralisation du constructivisme. Les sources utilisées ici sont principalement relatives à l’année 1999 (à l’exception des données recueillies fin 1998 par Becker pour le projet TLC, Teaching, Learning and Computing), de manière à constituer un corpus récent et homogène de références comparables.

Pourquoi un dialogue France-États-Unis ?

11La référence au système éducatif américain et l’interrogation croisée des sources instaurant un dialogue entre ce système et le nôtre est particulièrement intéressante pour deux séries de raisons. D’une part, les technologies éducatives ont joué un rôle important et très particulier aux États-Unis depuis une centaine d’années [7][7]Depuis les collections de plaques de verre et les premiers…, à tel point qu’un auteur québécois a pu écrire qu’elles étaient « de nature et de facture américaines » (cf. Scholer, 1983 ; p. 77). Cette situation pionnière, d’où découle le thème récurrent du supposé « retard français », constitue potentiellement une source d’informations intéressante. D’autre part, ce système dont une des vocations principales est l’intégration sociale, se situe aux antipodes du nôtre tant en termes de modes d’organisation que d’approches pédagogiques pour ne pas dire de philosophie. Les similarités que l’on peut constater n’en sont que plus dignes d’intérêt.

12Le système éducatif primaire et secondaire nord-américain, très critiqué aux États-Unis même, ne peut en aucun cas être considéré comme un modèle global. Son image dans la communauté éducative française qui le connaît mal, est profondément négative. Pourtant, la richesse de sa tradition en matière de technologies éducatives est porteuse de leçons qui, sous certaines conditions, peuvent s’avérer utiles pour éclairer nos approches (cf. Chaptal, 1999 ; 2001).

13L’importance des différences de conception entre les deux systèmes interdit toutefois toute transposition terme à terme. Elle n’en rend que plus frappante l’existence de similarités importantes dans les difficultés rencontrées dans l’utilisation des technologies d’information et de communication à l’école.

14Le système éducatif nord-américain est tout naturellement inspiré du modèle britannique dont il est issu. Comme ce dernier, il met moins l’accent sur la transmission d’un ensemble cohérent et organisé de connaissances que sur l’acquisition de comportements et l’expérience acquise par les élèves, faisant une très large place au document. Décentralisé à l’extrême, il laisse une grande marge d’initiative aux échelons locaux en matière d’organisation et de programmes.

15Cependant, l’enseignement américain s’est très tôt distingué du modèle de ses origines principalement par une double caractéristique : une situation de crise endémique liée notamment à l’intégration d’énormes flux d’immigrants ; le recours systématique à l’innovation pour résoudre ces problèmes. Fort logiquement, ce dernier aspect a été particulièrement sensible ces dernières années du fait du développement des technologies d’information et de communication avec, en corollaire, la montée des thèmes de la « Web Based Education » ou du e-learning.

Un accès croissant aux technologies qui ne se traduit pas en termes d’usages

16La dernière décennie s’est caractérisée par la constance de l’effort d’équipement des établissements scolaires.

Le déploiement des technologies d’information et de communication

17Les technologies éducatives ont ceci de particulier que des usages significatifs ne peuvent se déployer sans un parc matériel et des infrastructures suffisants. Aux États-Unis, cette condition est en passe d’être remplie du fait d’un effort d’équipement soutenu ces dernières années. Les chercheurs américains estiment que l’équipement idéal en micro-ordinateurs s’établit aux environs d’une machine pour quatre à cinq élèves, ce qui est désormais le cas [8][8]La Commission européenne assigne aussi un tel objectif aux….

18L’accès à internet est devenu banal. Il s’agit fréquemment d’accès large bande et l’on comptabilise davantage le pourcentage de classes connectées que les variations infinitésimales du pourcentage des établissements raccordés.

19Les tableaux 1 et 2, constitués à partir des données officielles du NCES, National Center for Educational Statistics et des bilans du plan TICE français figurant sur http:// www. educnet. education. fr, permettent une comparaison des deux situations et de leurs évolutions.

Tableau 1

Ratio ordinateurs/élèves

Tableau 1
Tableau 2

Taux de connexion des établissements à internet

Tableau 2

20On ne peut manquer d’être frappé par le parallélisme de ces évolutions. La situation française n’apparaît pas si éloignée de son homologue américaine. Les ratios d’équipement sont voisins (équivalents pour les lycées) et la connectivité internet progresse rapidement. Avec cependant deux différences importantes. D’une part, la qualité et la densité de l’accès à internet en Amérique sont sans commune mesure avec la situation que nous connaissons, caractérisée par le fait que même les gros établissements ne disposent encore le plus souvent que d’un accès Numeris (64 Kbits/s à partager entre plusieurs centaines d’élèves) et commencent seulement à se raccorder à l’ADSL. D’autre part, l’équipement des écoles américaines est assez homogène entre les divers ordres d’enseignement. En France, la situation est très contrastée, le décalage est sensible pour les collèges et surtout marqué pour les écoles.

21Au total la situation française apparaît en décalage de quelques semestres sur les États-Unis en matière d’infrastructure mais cela n’a qu’une importance relative à partir du moment où un mouvement similaire est clairement engagé et où les courbes de progression sont convergentes comme c’est le cas actuellement.

22Il ne faudrait pas en conclure pour autant à une situation américaine modèle. Des écarts importants existent, malgré les programmes fédéraux d’aide (notamment le programme e-Rate de réduction des coûts d’accès), entre les classes des zones défavorisées et celles des zones riches.

23Une infrastructure de base est donc devenue largement disponible. L’histoire des technologies éducatives a cependant amplement démontré par le passé qu’un taux d’équipement n’implique nullement une utilisation réelle équivalente. Tel semble bien être aussi le cas aujourd’hui.

24Larry Cuban, alors professeur à Stanford, a mis les pieds dans le plat à l’été 1999 dans l’hebdomadaire de la profession, Education Week. Le titre de son article est tout un programme : « L’énigme de la technologie : pourquoi le développement de l’accès ne se traduit-il pas en termes de progrès des usages en classe ? » (cf. Cuban, 1999) en estimant, à partir de statistiques gouvernementales, que seuls 20 % des enseignants américains sont des utilisateurs intensifs des TICE en classe, 30 à 40 % des utilisateurs occasionnels et le reste des non utilisateurs.

25Une série d’études regroupées sous le titre générique Teaching, Learning and Computing : 1998 National Survey,(TLC), portant sur plus de 4 000 enseignants, et pilotées pour le compte de la National Science Foundation par Hank Becker de l’Université de Californie à Irvine met en évidence des indices positifs en montrant notamment que si 62 % des enseignants disposaient sur leur lieu de travail d’un ordinateur fourni par l’école, 88 % d’entre eux en étaient utilisateurs à des fins professionnelles : préparation de cours, gestion des élèves, courrier… (cf. Ravitz et al., 1999).

26Au-delà de cette familiarité personnelle, l’étude montre cependant que les logiciels utilisés avec les élèves demeurent assez traditionnels. Le traitement de texte vient en tête avec 50 % des enseignants, tous niveaux confondus, déclarant l’utiliser. Puis viennent ensuite les cédéroms de référence (36 %), le web en troisième position (avec seulement 29 %) et les exerciseurs (encore 28 %). Les outils de simulation et de création graphique viennent ensuite avec respectivement 23 % et 21 %. Les tableurs et bases de données ne représentent que 16 % et les outils de création multimédias 9 %. Quant à l’e-mail, ils ne sont que 7 % à l’utiliser en classe (cf. Becker, 1999).

27Une autre étude, l’enquête annuelle 1999 Technology Counts, montre, dans le même ordre d’idées, le caractère encore assez limité de l’usage. Elle estime à 53 % seulement le pourcentage des enseignants utilisateurs de logiciels ou de multimédias éducatifs, quelle que soit la fréquence de cet usage [9][9]Enquête annuelle de l’hebdomadaire Education Week, vol. XIX… et à 55 % celui des enseignants se servant, au moins une fois par semaine, d’un moyen électronique quelconque (vidéo, ordinateur ou autre), chiffre à rapprocher des 73 % utilisant des objets ou des maquettes [10][10]Cf. Henke, R. et al., (1999), What Happens in Classrooms?…. De plus, 17 % des enseignants utilisant des logiciels éducatifs en classe considéraient ceux-ci comme une ressource principale, contre 77 % comme une ressource complémentaire seulement et 6 % comme une activité de temps libre. Peggy Ertmer se montrait encore plus pessimiste, estimant à 5 % le pourcentage d’enseignants intégrant l’usage du web dans leurs pratiques quotidiennes (cf. Ertmer, 1999).

28En France, trois sources principales permettent de documenter à la même époque l’état des usages : deux rapports de l’inspection générale de l’Éducation nationale pilotés par Guy Pouzard en 1997 (cf. Pouzard, 1997) et conjointement à nouveau par ce dernier et par Jean Michel Bérard en 1999 (cf. Bérard-Pouzard, 1999) ainsi qu’une étude de fond conduite par la Direction de la programmation et du développement (DPD) du ministère à la demande du CNDP en 1999 (cf. Do et Alluin, 2000). Ces documents marquent également le caractère encore limité de l’usage des technologies éducatives et d’internet en France. Mais, de ce point de vue, il semble qu’il n’y ait cependant aucun « retard » [11][11]La notion de « retard », fréquemment mise en avant dans les… vis-à-vis de la situation américaine.

29Les rapports de l’inspection générale ne comportent que des analyses qualitatives. L’étude de la DPD présente quant à elle des données statistiques qui confirment les rapports précédents [12][12]Enquête portant sur le dépouillement de quelques 3 300 réponses…. Alors que l’état de déploiement des technologies est, on l’a vu, fortement différencié suivant les ordres d’enseignement, cette étude met en évidence (cf. tableaux 3 et 4) des approches très homogènes de la part des enseignants, qu’ils soient du primaire, de collège ou de lycée. Seules les distinguent de légères inflexions de tendances en ce qui concerne leurs attitudes vis-à-vis des ressources tant pour leur travail de préparation des cours que pour leur utilisation en classe. Le pourcentage d’enseignants n’utilisant jamais internet ou les cédéroms est singulièrement élevé.

Tableau 3

Pour préparer vos séquences pédagogiques, vous n’utilisez jamais…

Tableau 3
Tableau 4

Pour travailler en classe avec vos élèves, vous n’utilisez jamais…

Tableau 4

30Tant en France qu’aux États-Unis, l’effort manifeste de la collectivité en matière de déploiement des technologies, constituant rapidement en quelques années la masse critique d’équipement indispensable (cf. Chaptal, 1999, Ertmer, 1999), ne s’est donc pas traduit de manière équivalente en termes de généralisation des pratiques, quand bien même ces dernières auraient lentement progressé. Les développements attendus ne se sont pas encore produits, comme le notait déjà Chris Dede à l’occasion d’un témoignage officiel devant le congrès des États-Unis (cf. Dede, 1995) et la situation demeure caractérisée par d’incontestables succès locaux mais l’échec, du moins relatif, des tentatives de généralisation (cf. Linard, 1997).

31Encore faut-il remarquer que cet effort indéniable d’équipement reste cependant relatif car très éloigné des sommes consacrées au déploiement des TIC dans l’industrie. Aux critiques appelant aux États-Unis à un moratoire concernant les ordinateurs à l’école (tels l’Alliance for Childhood, cf. Cordes et Miller, 2000), le récent rapport The Power of the Internet for Learning, rapport de la Web-Based Education Commission au Président et au Congrès des États-Unis, répliquait en soulignant qu’existait déjà un moratoire de fait (cf. Kerrey et Isakson, 2000). Si les dépenses des entreprises en matière de TIC atteignaient 3 500 dollars en moyenne par employé et par an, les sommes consacrées par étudiant ne dépassaient pas 122 dollars (tableaux 1 et 2). Plus significatif encore, les dépenses de recherche ne représentaient que 0,01 % du montant des investissements pour l’enseignement public aux États-Unis (soit 313 milliards de dollars) quand on sait que les dépense de R&D représentent de l’ordre de 10 % des dépenses des sociétés du secteur des technologies de l’information et de la communication (ibid., p. 56).

32Un tel déphasage entre équipement et usage n’en reste pas moins lourd de tensions potentielles et le risque existe, si les usages ne se développent pas rapidement, d’une tentation d’un retour en arrière, du retour aux fondamentaux. Aux États-Unis, de telles critiques virulentes se sont déjà fait jour de manière assez spectaculaire que ce soit dans la presse (voir le très remarqué article du mensuel The Atlantic Monthly, cf. Oppenheimer, 1997) ou au travers de l’action de groupes de pression tels l’Alliance for Childhood (voir ci-dessus).

Quatre attitudes possibles

33Face à ce constat, quatre familles d’attitude sont possibles :

  • mettre en cause le conservatisme supposé des enseignants,
  • tenter de prouver « scientifiquement » l’efficacité des technologies éducatives,
  • appeler au nécessaire changement de l’école,
  • prendre en compte ce qu’a d’unique la situation actuelle.

Le pseudo-conservatisme des enseignants est une histoire aussi vieille que les technologies éducatives. Développant sa théorie des cycles d’enchantement / désenchantement [13][13]Cuban parle de…, chaque nouvelle technologie miracle poussant dans l’oubli ses devancières, Larry Cuban avait déjà fait observer que les enseignants jouaient généralement un rôle commode de victimes expiatoires (cf. Cuban, 1986 et l’analyse qu’en ont faite Baron et Bruillard, 1996). L’expérience montre pourtant que la réalité est toute autre. Les enseignants ont au contraire de tous temps fait preuve d’une bonne volonté et d’une disponibilité exemplaires témoignant d’un investissement personnel important pour tenter d’intégrer les technologies dans leurs pratiques. En France, le succès spectaculaire des stages de formation du plan Informatique pour tous de 1985 en est une illustration ancienne mais remarquable (cf. Chaptal, 1999). De toute manière, les enseignants constituent la clé de l’utilisation de ces technologies dans le système éducatif. Les américains les appellent pour cela les gate keepers (cf. Cuban, 1993, Fulton, 1995 ou Ertmer, 1999).

34La deuxième attitude, la recherche de la preuve de l’efficacité des technologies, a débouché sur une impasse (cf. Chaptal, 1999). En général, la question a été mal posée. D’une part, elle prend racine dans une conception industrielle totalement dépassée relevant de la tradition taylorienne et d’un souci productiviste. D’autre part, elle s’est essentiellement efforcée d’apporter une preuve comparative purement quantitative, que la complexité et l’imbrication des facteurs rendait illusoire. Il faut à ce sujet se féliciter de la prudence des chercheurs français vis-à-vis des nombreuses études visant à comparer l’usage de telle technologie dans une classe pilote avec une classe témoin recourant aux méthodes traditionnelles. Et plus encore vis-à-vis des tentatives de généralisation souvent hasardeuses découlant de l’agrégation, dénommée méta-analyse, d’une multitude d’études monographiques pour en dégager des tendances de portée générale.

35De telles études n’aboutissent le plus souvent qu’au constat qu’il n’existe aucune différence significative (cf. Russel, 1997 [14][14]Document dans lequel il analyse 248 études menées depuis 1928.) mais s’exposent à la réitération de critiques déjà anciennes dont les plus fameuses ont été formulées par Mielke en 1968 à propos de la télévision éducative puis par Richard Clark dans son célèbre article de référence de 1983 dans lequel il développait le point de vue selon lequel « The best current evidence is that media are mere vehicles that deliver instruction but do not influence student achievement any more than the truck which delivers our groceries causes changes in our nutrition… It is what the teacher does – the teaching – that influences learning. » (cf. Clark, 1983). Ce sont les processus et non la technologie elle-même qui importent. 

36De nombreux auteurs tant français qu’américains ont signalé depuis longtemps le mirage d’un effet cognitif miraculeux découlant de l’exposition d’un élève à un ordinateur. « Nothing miraculous happens automatically as a result of putting a child and a computer in the same room … efficacy depends on how they are used rather than on their mere presence or absence in schools. » (Maddux, 1993). Ou bien « La technologie en soi n’a pas d’effet cognitif, contrairement au rêve de la toute puissance techniciste » (Monique Linard, 1992). Ou encore cette notation d’une tardive modestie de celle qui est longtemps passée pour la Cheer Leader des technologies éducatives aux États-Unis [15][15]Linda Roberts, auteur en 1988 du fameux rapport « Power On! »…, s’exprimant significativement sur le site web éducatif de Microsoft « Well, I suppose the biggest mistake we could make is to assume that technology in and of itself – whether it’s multimedia programs, the Internet, or other applications – is the silver bullet… Technology alone is not the driver of student performance and acquisition of skills. » (cf. Roberts, 1999).

37Aujourd’hui, cette question de l’efficacité s’efface devant la nécessité pour le système éducatif de s’adapter, comme il l’a toujours fait, aux changements de la société (cf. Chaptal, 1999). Ce que d’ailleurs disait déjà John Dewey voici près d’un siècle, la modernité des propos justifiant, à mes yeux, la longueur de la citation. « One can hardly believe there has been a revolution in all history so rapid, so extensive, so complete. Through it the face of the earth is making over, even as to its physical forms ; political boundaries are wiped out and moved about, as if they were indeed only lines on a paper map ; population is hurriedly gathered into cities from the ends of the earth ; habits of living are altered with startling abruptness and thoroughness ; the search for the truths of nature is infinitely stimulated and facilitated, and their application to life made not only practicable, but commercially necessary. Even our moral and religious ideas and interests, the most conservative because the deepest-lying things in our nature, are profoundly affected. That this revolution should not affect education in some other than a formal and superficial fashion is inconceivable. » (cf. Dewey, 1990 [1900], p. 9).

38Restent les deux dernières attitudes. Des analyses plus fines se sont efforcées de mettre à jour les diverses catégories d’obstacles susceptibles de limiter les usages. Se fondant sur les deux types de « barrières » suggérées par Cuban, celles du premier ordre, extrinsèques, relatives aux obstacles extérieurs aux enseignants et celles du second ordre, internes ou intrinsèques (cf. Cuban, 1993), Peggy Ertmer relève que si un accroissement des moyens et des ressources peut avoir un effet sur les premières, les secondes, qualitatives par nature, supposent une remise en question des idées personnelles des enseignants et l’émergence d’une nouvelle culture scolaire fondée sur le constructivisme (cf. Ertmer, 1999). Si les premières relèvent de solutions incrémentales et institutionnelles – et s’accommodent d’un ajustement des pratiques antérieures – les secondes supposent un changement personnel et plus fondamental, se traduisant par la rénovation des objectifs d’action.

39Comme le note Peggy Ertmer, les décideurs ont eu tendance à privilégier l’idée que le processus d’intégration ne pourrait réellement commencer qu’une fois les ressources suffisantes mises en place. On retrouve cette approche implicite dans le plan français de 1997 de Claude Allègre ou dans son équivalent américain de 1996 avec l’accent mis sur les questions d’infrastructure et la sollicitation des collectivités territoriales. Ce n’est que dans un deuxième temps, au vu des limites de l’usage, que ces questions qualitatives émergent, comme en témoigne le nouveau plan en forme de bilan de l’administration Clinton en décembre 2000 (cf. Riley et al., 2000). Les leçons des expériences passées devraient pourtant inciter à traiter simultanément les deux aspects du problème (cf. Ertmer, 1999 ; p. 53). Il n’est donc que temps de s’intéresser aux perspectives de changement de l’école avant d’examiner ensuite le caractère unique de la situation présente.

Le nouveau paradigme constructiviste

40Depuis fort longtemps, des prophètes inspirés ont annoncé le nécessaire changement de l’école du fait de l’intégration des technologies. Thomas Edison en a été l’un des plus anciens et des plus fameux, déclarant en 1913 « Books will soon be obsolete in the schools. Scholars will soon be instructed through the eyes. It is possible to teach every branch of human knowledge with the motion picture. Our school system will be completely changed in ten years. » [16][16]Cité par Saettler, P. (1968), A History of Instructional… En France, Guy Pouzard s’est fait notamment l’avocat convaincant et informé de la nécessité d’un tel changement (cf. Pouzard, 1997b).

41Le modèle pédagogique du changement qui bénéficie d’un consensus de la part des chercheurs américains est le modèle constructiviste, défini par Bruner à partir des idées de Piaget il y a une quarantaine d’années (cf. Bruner, 1960). Ce courant rejoint aussi une tradition américaine centrée sur l’élève (et recourant de manière structurée à des méthodes actives s’appuyant sur des ressources éducatives) fondée sur les travaux de Dewey au début du XXe siècle décrivant l’éducation comme un processus de découverte. Le Progressive School Movement qui en fut issu eut un impact considérable au début du siècle avant de connaître un retentissant échec lié à des excès faisant du maître un simple accompagnateur des démarches personnelles des élèves (cf. Glennan et Melmed, 1996). Ce mouvement préfigure néanmoins les pratiques du constructivisme ainsi que le développement de la recherche personnelle des élèves et du travail systématique de synthèse personnelle et de présentation qui l’accompagne nécessairement.

42En France, où l’on parle plutôt des courants de la pédagogie active et où l’on cite volontiers Célestin Freinet, ce modèle a moins qu’aux États-Unis un caractère de pensée unique même si Monique Linard a bien résumé le point de vue dominant en notant que « le modèle behavioriste est dépassé, le modèle cognitiviste en voie de dépassement et le constructivisme non encore épuisé » (cf. Linard, 1997).

43Aux États-Unis, le constructivisme connait plusieurs variantes théoriques allant des plus radicales aux plus pragmatiques que nous n’analyserons pas ici. Ce qui nous paraît le plus remarquable, c’est le fait que ces courants de pensée influencent directement et concrètement la réflexion pédagogique et se traduisent en environnements ou dispositifs à visée opérationnelle. La vulgate constructiviste qui en découle, version de grande diffusion qui sert de cadre de référence (de « rationale ») à la plupart des projets ou analyses, insiste particulièrement sur la composante socialisation. C’est cette vulgate que nous allons détailler dans ce qui suit et dont nous examinerons les implications pratiques.

44Cette version de grande diffusion du constructivisme insiste sur les changements majeurs du rôle de l’enseignant qui devient selon la formule connue, un guide on the side, guidant les démarches des élèves au lieu d’être un sage on the stage délivrant l’instruction. Ceux-ci se traduisent par un changement de modèle, de paradigme, opposant au modèle traditionnel fortement structuré un modèle d’apprentissage flexible, interactif, inscrit dans une logique de communication et centré sur la démarche personnelle de l’apprenant et son apprentissage de l’autonomie. Un changement qui passe nécessairement par le truchement de nouvelles modalités pédagogiques : apprendre à apprendre, résolution de problèmes, travail en groupe, situations authentiques…

45Rober Reiser, dans un article récent d’une revue qui fait autorité a donné une définition quelque peu critique mais pragmatique du phénomène (cf. Reiser, 2001 p. 63) : « Another factor that affected the field [of Instructional Design] during the 1990’s was the growing interest in constructivism, a collection of similar views (labeled, by some, as a theory) of learning and instruction that gained increasing popularity throughout the decade. The instructional principles associated with contructivism include requiring learners to :

  1. solve complex and realistic problems ;
  2. work together to solve those problems ;
  3. examine the problems from multiple perspectives ;
  4. take ownership of the learning process (rather than being passive recipients of instruction) ;
  5. and (e) become aware of their own role in the knowledge construction process. » [17][17]Une définition fondée sur Driscoll M., 2000, Psychology of…

Ces « principes » ont en fait une visée très opératoire, dessinant assez clairement des dispositifs ou des environnements à privilégier. On voit bien là aussi comment cette vision du constructivisme insiste, en concordance avec des thèmes fondamentaux de la philosophie éducative américaine, sur ce qui relève de l’intégration sociale ou de la sensibilisation aux problématiques du monde du travail. Elle peut ainsi facilement servir, de manière quelque peu paradoxale, de cadre de référence aux projets les plus pédagogiquement innovants comme aux discours les plus libéraux. On avait déjà vu de telles alliances surprenantes au moment du Progressive School Movement (cf. Chaptal, 1999). Par contre la dimension relative à l’individualisation de l’enseignement n’y est que faiblement présente, n’apparaissant pas explicitement, si ce n’est par le biais des élèves devenant acteurs (voire même prenant la maîtrise, ownership) de leur formation.

Le constructivisme est-il généralisable ?

46Le constructivisme se pose ainsi aux États-Unis comme la pensée pédagogiquement correcte. Mais également comme la pensée féconde en matière d’usages des TICE tant il est vrai que ces enseignants constructivistes qui ont d’ores et déjà redéfini leur rôle et modifié leurs pratiques se sont affranchis des barrières de deuxième niveau (cf. Ertmer, 1999 ou Becker et Riel, 2000).

47Pour autant, il faut être conscient que le consensus largement répandu dans la communauté scientifique, même s’il existe de solides réfractaires au discours dominant tels Cuban (cf. Becker, 2000) [18][18]Cuban représente un courant très critique et minoritaire dans…, n’est aucunement partagé par les décideurs ou l’opinion publique. Kathleen Fulton note ainsi « While many educators and most researchers would applaud this focus, it is important to realize that many policy makers, and most of the general public consider constructivist approaches to teaching and learning as edubable at best, and unproven theory at worst. What counts are test scores. » (cf. Fulton, 1999).

48La généralisation du constructivisme soulève une série de questions que l’on ne fera qu’esquisser ici. Premièrement, il faut se souvenir de l’échec retentissant dans les années trente du Progressive School Movement du fait des dérives signalées plus haut faisant de l’enseignant le simple accompagnateur des démarches de ses élèves et conduisant à l’affaiblissement de la notion de programmes. Ces dérives ont été soulignées par Dewey lui-même qui finit par prendre ses distances avec le mouvement. Deuxièmement, le constructivisme reste pour l’instant le fait d’enseignants-pionniers, voire militants. Il s’agit de la minorité active qui s’investit très fortement (notamment en termes de temps personnel) dans les activités induites. Troisièmement, ces nouvelles pratiques constituent encore une sorte d’aventure, de saut vers l’inconnu pour ceux qui les expérimentent. Il est certainement plus facile de plaider dans l’abstrait pour le développement de stratégies visant à apprendre à apprendre que de mettre en œuvre une action cohérente au quotidien tenant compte des contraintes de la classe. Quatrièmement, il faut se garder de sous-estimer l’importance du choc avec les modes d’organisation de l’école, tant la rigidité des locaux que les contraintes, dans le secondaire, du découpage en séquences d’une cinquantaine de minutes ou que les systèmes d’évaluation existants. La pratique constructiviste la plus convaincante peut être réduite à néant par un examen ou un contrôle qui ne prendra en compte que ce qui est fondé sur les référentiels traditionnels. Enfin, il ne faut pas oublier que la perception générale par les acteurs de la nécessité d’un changement influe directement sur la mise en œuvre de celui-ci. A cet égard, la situation américaine caractérisée par une crise endémique du système scolaire primaire et secondaire est très différente de la situatio