Garry Kasparov: «Ma défaite contre Deep Blue était une victoire pour l’humanité»

L’ancien champion du monde, le premier à avoir été battu par un ordinateur en 1997, était cette semaine de passage à Lausanne pour évoquer sa vision optimiste de la relation entre l’homme et la machine

Garry Kasparov a la voix enrouée mais les idées claires.

De passage en début de semaine à Lausanne pour les Applied Machine Learning Days de l’EPFL, qui convoquent durant quatre jours des orateurs de prestige autour de la question de l’intelligence artificielle, le grand maître d’échecs prend un peu de citron dans son thé noir et de hauteur sur ses exploits – il fut champion du monde pendant quinze ans – pour analyser la place que les machines sont appelées à prendre auprès des hommes.

Il n’est plus question de compétition, comme quand le natif de Bakou affrontait aux échecs l’ordinateur Deep Blue au milieu des années 1990, mais de collaboration. Rencontre.

Jouez-vous encore aux échecs?

Eh bien, les échecs font toujours partie de ma vie via des exhibitions et mon soutien aux stars émergentes… Ce jeu m’aide à me sentir heureux. Il fait partie de ma vie depuis mes 6 ans et le plaisir demeure intact, même si aujourd’hui je ne joue plus, comme avant, pour gagner.

Dans l’imaginaire collectif, vous restez le premier champion du monde battu par un ordinateur, Deep Blue, en 1997. Comment avez-vous réagi à cette défaite?

Sur le moment? J’étais dévasté. On est toujours triste, déçu, fâché de perdre. Mais avec un peu de recul, j’ai entrevu les opportunités qui s’ouvraient. J’ai compris que ma défaite était d’abord une victoire pour le genre humain.

Dans quel sens?

J’ai toujours pensé que le sens de ma vie n’était pas simplement de gagner des parties d’échecs mais de faire la différence, d’apporter quelque chose de nouveau. Je me suis intéressé aux ordinateurs dès le milieu des années 1980 pour cette raison précise. Je pressentais qu’ils allaient m’aider, qu’ils allaient aider notre espèce dans son ensemble. Lorsque Deep Blue m’a battu, il a été clair que les machines allaient supplanter les êtres humains dans tous les environnements comparables, c’est-à-dire les systèmes fermés où il s’agit d’atteindre un but spécifique en respectant des règles données. J’ai commencé à mesurer la largeur du panel d’activités qui allaient pouvoir être assistées par la technologie.

Pourquoi les échecs ont-ils joué un rôle central dans cette histoire?

Historiquement, ce jeu a toujours été perçu comme une manière de traduire l’intelligence humaine. Alfred Binet, l’un des pères des premiers tests de QI, pensait qu’il en percerait les mystères en étudiant le cerveau des grands joueurs d’échecs. C’est assez flatteur pour moi.

Kasparov contre Deep Blue, c’était surtout le match de l’homme contre la machine. La partie a-t-elle toujours cours?

Avec la machine, le même cycle est toujours respecté. D’abord, nous pensons qu’elle ne pourra pas effectuer telle ou telle tâche. Puis elle y parvient, mais imparfaitement, l’homme demeure plus performant. Ensuite, pendant un court laps de temps, il semble exister une compétition. Mais la machine finit inexorablement par se révéler plus efficace. C’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas penser l’homme «versus» la machine, mais l’homme «plus» la machine. Il faut voir ce qu’elle peut nous apporter, en se retenant d’escompter la perfection, une notion qui n’existe d’aucune manière dans l’univers. Non, ce qu’il faut attendre de la machine, c’est qu’elle soit meilleure que l’homme.

Une réflexion sur le sujet: Au-delà de l’intelligence artificielle, que nous reste-t-il?

Un exemple?

Prenez les voitures autonomes. Bien sûr, un problème peut survenir et aboutir à un accident. C’est terrible pour la personne qui se trouve à l’intérieur, mais la question est de savoir si le système dans son ensemble permet de réduire le nombre de morts sur les routes. Et ce sera le cas. Evidemment. Les machines peuvent faire mieux que nous dans de nombreux domaines et il faut en profiter.

Cela n’ira pas sans conséquence, notamment sur le marché de l’emploi…

Il est admis que la plupart des métiers aujourd’hui nécessitent peu de créativité. Pendant des générations, nous avons formé des gens à des tâches qui peuvent être facilement accomplies par des ordinateurs. Aujourd’hui, le machine learning nous oblige à réfléchir aux domaines dans lesquels seuls des êtres humains peuvent faire la différence. Cela exclut la plupart des activités répétitives qui – même si elles nécessitent une forme d’intelligence – peuvent être copiées, et donc exécutées par des machines de manière beaucoup plus performante.

Il y a donc selon vous des emplois dans lesquels nous gaspillons notre humanité?

Une étude sur le marché du travail américain montre qu’en 2016 seulement 4% des postes requièrent une créativité humaine moyenne. Par déduction, oui, il y a beaucoup de travailleurs qui pourraient être remplacés par des machines et cela doit nous inviter à envisager d’autres choses à faire en tant qu’êtres humains. Cela ne va pas se produire tout d’un coup. Les grandes discussions en cours n’induisent pas des implémentations immédiates. Le monde des affaires fonctionne très lentement par rapport à de telles considérations, à cause de l’imprédictibilité des risques. Mais ce qui est sûr, c’est que l’avenir va nous pousser à reconsidérer nos relations avec les ordinateurs.

La technologie n’est pas morale ou immorale, elle est amorale. Agnostique. Les machines sont des outils. On peut les utiliser pour connecter les gens, pour les aider à s’organiser contre les dictateurs, mais dans le même temps elles aident les dictateurs, par exemple à propager des «fake news»

Et que certains métiers vont disparaître.

Oui, mais ce n’est pas inédit d’un point de vue historique. Toutes les technologies disruptives ont rendu certaines activités obsolètes avant d’en créer de nouvelles. Des emplois ont disparu dans l’agriculture au XIXe siècle, dans les manufactures au XXe siècle et aujourd’hui cela concernera davantage des travailleurs en cols blancs. Mais d’autres métiers apparaîtront. Il y a dix ans, nous n’aurions pas pu prévoir l’apparition des ingénieurs 3D ou des responsables des réseaux sociaux. C’est un processus qui s’appelle le progrès. On ne peut pas l’arrêter.

Mais y aura-t-il toujours un homme derrière la machine?

Pas «derrière»: avec. Je parle de coopération. C’est inévitable. L’homme aura du reste un rôle toujours plus important car il devra guider des machines de plus en plus puissantes.

Certains sont plus pessimistes que vous sur la question. Les machines ne vont-elles pas finir par nous dominer?

Il n’y a aucune preuve qui permette de l’affirmer. Aucune! Les «diseurs de catastrophe» (doomsayers) ont de beaux jours devant eux car le public a peur de l’avenir. J’en sais assez pour reconnaître les limites de mon ignorance, et je ne vais pas vous dire ce qui arrivera dans cent ans, mais à l’heure actuelle, au regard de notre niveau de développement, de ce que font les machines et de ce qu’elles ne font pas, l’idée selon laquelle elles prendront le pouvoir est bonne pour Hollywood, et c’est tout.

Les gens craignent ce qu’ils ne comprennent pas. Mais les machines nous aident à rendre notre vie meilleure. Les personnes âgées s’inquiètent de la technologie, mais sans la technologie elles ne vivraient pas confortablement jusqu’à 80 ans dans des pays comme la Suisse, et elles n’auraient pas l’opportunité de se plaindre de la technologie.

Autour des «Applied Machine Learning Days»: «Connaître le code est devenu vital»

L’autre grand engagement de votre vie, c’est la lutte pour les droits de l’homme et pour la démocratie. Quel rôle peuvent jouer les machines sur ce terrain-là?

La technologie n’est pas morale ou immorale, elle est amorale. Agnostique. Les machines sont des outils. On peut les utiliser pour connecter les gens, pour les aider à s’organiser contre les dictateurs, mais dans le même temps elles aident les dictateurs, par exemple à propager des fake news. C’est ironique. Les technologies ont été développées principalement dans le monde libre et elles sont utilisées par les ennemis du monde libre pour démolir ses fondations.

A qui la faute?

On ne peut pas blâmer les machines. Un Vladimir Poutine, qui est un ennemi du monde libre, fait ce qu’il fait parce que personne ne l’en empêche. L’Europe est trop préoccupée par le gaz qu’elle doit acheter à la Russie pour se mettre en travers de sa route. Cessons de faire porter le chapeau à la technologie pour nous demander quelle volonté politique nous déployons vraiment. Pour la première fois de l’histoire, le monde libre est plus puissant économiquement et militairement que ses ennemis. Mais il sait les risques d’aller au conflit et il y renonce, offrant ainsi une marge de manœuvre aux dictateurs et aux terroristes.

Etes-vous toujours aussi critique du régime de Vladimir Poutine?

Bien sûr. J’espère que tout le monde réalise aujourd’hui qu’il représente une menace pour la sécurité globale. Il la brandit avec toutes sortes de provocations et d’actions agressives.

Par le passé, vous avez affirmé vous sentir personnellement menacé.

J’ai quitté la Russie pour les Etats-Unis en 2013, je ne peux pas y retourner même si ma mère y habite toujours et il y a beaucoup de pays que je ne peux pas visiter. Mais la vie continue.

Comment avez-vous vécu la Coupe du monde de football organisée en Russie l’an dernier?

Les dictateurs ont toujours été très efficaces pour organiser des grands événements sportifs et Poutine n’a pas fait exception à la règle. Mais je dois dire que l’effet a été bien moindre qu’escompté par le Kremlin: en Russie, les gens voient leurs conditions de vie empirer et, à un moment donné, il ne suffit plus d’organiser des matchs de football pour se remettre leur soutien dans la poche.

Au-delà de ces considérations, pour moi qui suis également Croate, c’était une belle édition, avec cette finale perdue contre une grande équipe de France! Je savoure scrupuleusement toutes les Coupes du monde de football depuis 1970 et je garde en mémoire toutes les demi-finales.