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La liberté de l’internet régresse de façon inquiétante

Trente ans après sa création, les Etats autoritaires recourent de plus en plus à des moyens pour restreindre la liberté du web. Parallèlement, face à la désinformation qui sape leurs institutions, les démocraties s’impatientent. Elles souhaitent réguler le web sans pour autant introduire la censure

Symbole d’une globalisation sans limite, moteur d’une démocratisation accélérée, l’internet a nourri les plus grands espoirs de liberté. Or aujourd’hui, trente ans après la création du réseau au CERN à Genève, événement qui sera célébré ce mardi, cette liberté recule. Il suffit de constater la volonté russe de couper le réseau internet national du monde extérieur. Autre exemple récent, l’Inde du premier ministre Narendra Modi veut obliger les Facebook, Google, Twitter voire TikTok à installer des outils de contrôle pour bloquer des informations qu’elle juge «illégales». Elle envisage de sommer de retirer des contenus susceptibles d’inciter à la haine, de violer la sphère privée.

Directeur de l’Internet Freedom Foundation à New Delhi, Apar Gupta confie au Temps: «C’est extrêmement inquiétant. Nous allons attaquer ces mesures devant la justice quitte à monter à la Cour suprême. On est en train d’introduire un système de surveillance autoritaire à la chinoise. Cela peut provoquer des dommages considérables à la capacité d’innovation de l’Inde.»

Autoritarisme digital

En Turquie, la plateforme Blogspot, qui accueille le plus grand nombre de pages personnelles sur internet est bloquée depuis juillet 2018. L’accès à Wikipédia est lui aussi impossible depuis avril 2017, le pouvoir d’Ankara estimant que la plateforme mène une campagne de diffamation contre la Turquie. Les pouvoirs autoritaires ont vite compris les dangers du web et l’intérêt de le «réguler» de façon draconienne. L’Egypte du général Abdel Fattah al-Sissi n’est pas en reste. Avec le Sri Lanka, elle compte parmi les pays les plus répressifs quand il est question de liberté d’internet. On est loin de l’esprit d’ouverture de Tahrir Square en 2011 au Caire alimenté par Facebook ou Twitter. En Afrique, le constat n’est pas forcément plus réjouissant. En janvier, le gouvernement du Zimbabwe a totalement débranché l’internet.

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Dans une tribune parue dans le Washington Post en novembre, Michael Abramowitz et Michael Chertoff, respectivement président et directeur de Freedom House, une ONG financée en partie par l’Etat fédéral américain, mettent en garde contre l’autoritarisme digital, en particulier chinois: «Les normes démocratiques qui ont longtemps régi l’internet sont marginalisées. En matière de liberté de l’internet, de nombreux gouvernements sont prêts à appliquer le modèle restrictif que la Chine vend» à travers ses sociétés technologiques, Huawei – qui construit le plus grand réseau wifi d’Amérique latine au Mexique –, ZTE ou China Telecom. 

Paradoxalement, les démocraties se demandent elles aussi jusqu’où doit aller la liberté d’internet. En France, les dérives en ligne constatées dans le cadre de la contestation des «gilets jaunes» interrogent sur le bien-fondé d’une liberté totale. En novembre dernier, le président français, Emmanuel Macron, a démontré à travers «l’Appel de Paris» qu’il était nécessaire de réguler l’internet. Directeur exécutif du Secrétariat du panel de haut niveau de l’ONU sur la coopération digitale, Jovan Kurbalija ne s’en étonne pas: «Certains ont longtemps défendu l’idée selon laquelle l’internet est quelque chose de distinct de la société. Ce n’est pas le cas. C’est au contraire un miroir grossissant de ce qui se passe dans la société, qu’il s’agisse de phénomènes positifs ou négatifs.»

Impatience des Etats

Jovan Kurbalija cite un exemple constructif de débat sur la gouvernance d’internet en Allemagne. Berlin avance à tâtons mais avec pragmatisme afin de ne pas tomber dans la censure. Le Bundestag est en train de débattre d’une régulation pour interdire les discours haineux en demandant aux sociétés technologiques de sévir faute de quoi elles seront amendées. En Europe, on cherche une troisième voie entre les Etats-Unis et la Chine. C’est ce que le président français, Emmanuel Macron, disait en substance à l’Internet Governance Forum de Paris en 2018: «Il y a une forme californienne de l’internet et une forme chinoise», la première étant autorégulée et la seconde contrôlée par un Etat autoritaire.

Il reste que des progrès sont en train d’être accomplis dans le domaine des droits de l’homme et du digital. «Vingt-deux des 56 mécanismes des droits de l’homme existants (examen périodique, procédures spéciales, etc.) ont abordé la question d’internet en 2018, souligne Jovan Kurbalija. Le défi sera de traiter des droits de l’homme et digitaux de façon plus holistique.»

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Directrice ad interim de la DiploFoundation, Stephanie Borg Psaila le relève: «Les Etats sont de plus en plus impatients par rapport à la régulation d’internet. Mais, précise-t-elle, ils ne veulent pas donner l’impression de réduire la liberté de l’internet. D’ailleurs, s’il y a bien un facteur qui réduit cette liberté, c’est la désinformation (fake news)

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Pour la directrice du Swiss Cybersecurity Advisory and Research Group de l’Université de Lausanne, Solange Ghernaouti, la liberté de l’internet est, au vu des enjeux commerciaux et géopolitiques, une notion bien théorique: «Un nombre restreint de sociétés technologiques, surtout américaines, contrôlent les infrastructures du web. Où est la liberté ici si une part croissante de nos activités en dépend? Elles exploitent nos données et nos comportements à des fins commerciales et décident in fine qui peut avoir accès à des services et contenus.»

De plus, ajoute Solange Ghernaouti, les services de renseignement mesurent très bien les bénéfices à surveiller l’internet. «Or peut-on dire qu’on est libre quand on est autant surveillé?» se demande-t-elle. Et au vu des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux, «notre liberté n’est qu’une illusion. Avec l’intelligence artificielle, on risque aussi d’être dépossédé de notre libre arbitre.» Il est donc nécessaire d’agir sur plusieurs plans. «Nous devons éduquer la population afin qu’elle soit moins docile et plus critique pour mieux faire le lien entre la réalité physique et virtuelle», analyse Solange Ghernaouti. Pour mettre de l’ordre dans la gouvernance anarchique du web, elle en appelle à une Déclaration de Genève du cyberespace, mais qui serait avant tout élaborée par les Etats et la société civile... et non dictée par la Silicon Valley.

 

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